Les photographes de guerre

Les Djounoud du noir et blanc

Hanane Dendene

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Référence électronique

Hanane Dendene, « Les photographes de guerre  », Aleph [En ligne], Vol.1 (1) | 2014, mis en ligne le 25 juin 2015, consulté le 28 mars 2024. URL : https://aleph.edinum.org/807

Situé au cœur de la rue Larbi Ben M’hidi, le musée public national d’art moderne et contemporain (MAMAC), a abrité en mai 2013 l’exposition « Les photographes de guerre, les djounoud du noir et blanc ». L’exposition fait écho à la célébration du 50e anniversaire de l’Indépendance de l’Algérie et regroupe des photographies qui racontent la Guerre de libération à travers des scènes de combat, de portraits, ou encore de vie quotidienne très touchantes. Si certaines photographies sont célèbres et ont déjà fait le tour du monde, d’autres sont inédites et sont exposées pour la première fois au sein du musée.

À travers les nombreuses photos en noir et blanc exposées, on peut suivre le travail des photographes, qui, souvent au péril de leurs vies, ont tenu à témoigner de l’horreur de la guerre afin de contribuer à leur manière à la légitimité de la cause algérienne.

Les photographies sont pour la plupart floues et mal cadrées, car prises le plus souvent dans des situations précaires et dangereuses. Le but ultime du photographe n’était guère esthétique, mais plutôt informatif. Ces photographies visaient avant tout la communauté internationale et exportaient dans le monde le quotidien du peuple algérien sous la terrible oppression du colon français.

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La machine médiatique était en marche. Les combattants avaient bien compris l’importance que revêtait la guerre des images et s’y employèrent avec acharnement, désignant des photographes amateurs et utilisant la plupart du temps un matériel archaïque. Il leur arrivait également, lorsque l’occasion se présentait, d’utiliser les photographies des unes françaises en apportant leur touche par la modification de la légende.

La communauté internationale ne tarda pas à se soulever. C’est ainsi que de nombreux journalistes et reporters étrangers affluèrent sur le sol algérien pour témoigner de l’horreur et de l’injustice qui y sévissaient en toute impunité. Ils étaient plusieurs à monter aux maquis pour en descendre avec des photos témoignant au monde entier de ce qui s’y passait réellement et départir les Algériens du statut de hors-la-loi dont les affublait la presse française. Nous citerons entre autres la suédoise Almren Gred, surnommée « Dame Courage » par les Algériens, qui n’hésita pas à se faufiler à travers les barbelés électrifiés et minés de la frontière algéro-tunisienne (ligne Morice) pour rejoindre les combattants de l’Armée de Libération. Les journalistes à l’époque n’étaient pas autorisés à faire de la politique au risque de perdre leur poste, mais cela n’empêcha pas la journaliste de faire un discours poignant le 1er mai 1962, lors de la manifestation organisée par le parti socialiste pour dénoncer les conditions des Algériens et les crimes commis par la France coloniale. Elle démissionna une fois son message passé. Les photos exposées la montrent parmi les combattants, parfaitement intégrée à la vie au maquis.

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On retrouve également le polonais Kagan Elie né à Paris. Pour avoir porté l’étoile juive lors de l’Occupation nazie, il se sent enclin à défendre les causes des peuples marginalisés. Il fait face à l’horreur coloniale pour la première fois à Paris lors des manifestations du FLN le 17 octobre 1961 où il prend des clichés d’une rare violence des manifestants ensanglantés traqués dans les stations de métro à coups de bâtons. Il capte également les arrestations en masse des manifestants. Il rejoint par la suite l’Algérie en 1963 pour être au cœur de l’action et filmer les prémices de l’indépendance.

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La Cause algérienne passionna les journalistes étrangers toutes nationalités confondues. Certains se sont sentis tellement impliqués qu’ils décidèrent de rester sur place jusqu’à l’issue de la guerre. Ce fut le cas pour le serbe Labudovic Stevan qui se rendit en Algérie vers la fin des années cinquante alors que la Guerre de Libération battait son plein. Sa rédaction, à la demande du président de la Yugoslavie Tito Jozip, l’avait envoyé en Algérie couvrir les combats pour la durée de deux mois seulement. Une fois sur place, ému par le combat de Libération mené par les troupes de l’ALN, qui lui rappelait celui mené par la Yougoslavie contre l’occupation nazie, il décida de rester et de couvrir toute la durée de la Guerre de Libération. C’est ainsi qu’il prit plusieurs centaines de clichés représentant la vie quotidienne des maquisards. Les photographies en noir et blanc montrent les conditions difficiles dans lesquels les combattants algériens vivaient.

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Garanger Marc souleva le voile sur ce point. Photographe auprès de l’Ecole des Officiers de Cherchel, il fut nommé photographe du bataillon et s’appliqua à témoigner de tout ce qu’il voyait, prenant ainsi plus de 20 000 clichés. Le plus marquant est celui pris dans une cellule de prison montrant le Colonel Bencherif assis à même le sol les mains menottées. Le regard sombre et fier du prisonnier transcende l’objectif, ses poings sont serrés comme pour montrer sa résistance et sa rébellion même dans sa captivité. Chargé par les autorités coloniales d’établir des photos d’identité de la population des Aurès, il prit des clichés et fit des portraits de femmes et d’hommes très criants. Particulièrement, ceux des femmes dont la représentation s’apparente à un viol moral plus que physique. En effet, en posant pour ces photos, les femmes ont été obligées d’enlever le voile qui leur recouvrait la tête et d’affronter le regard de l’appareil beaucoup plus que celui de Marc Garanger. Ces photos ont été destinées à établir des cartes d’identité de la population autochtone. Pour l’histoire, vu le nombre de personnes qu’il devait photographier, le photographe n’avait droit qu’à une seule prise de vue.

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En parcourant les œuvres exposées, on rencontre également un personnage unique qui a sauvé la vie de milliers de personnes grâce à son travail de faussaire. Pendant plus de 30 ans, Adolfo Kaminsky, dit « Le faussaire », exerça clandestinement ce travail dangereux au profit de toutes les causes qui lui semblaient justes. Il s’engagea de 1957 jusqu’à l’Indépendance aux côtés des Algériens. De son laboratoire clandestin installé en Belgique, il faisait parvenir aux militants du FLN installé en France de fausses pièces d’identités leur évitant ainsi une arrestation et une mort certaine.

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Bien entendu, l’Armée de Libération Nationale ne se reposait pas uniquement sur les journalistes étrangers pour médiatiser leur cause mais comptait dans ses rangs plusieurs photographes algériens amateurs et professionnels comme Samar Kadour qui abandonna son studio de photographie au Maroc pour intégrer en 1956 les rangs de l’ALN. Il fut chargé de la couverture photographique et cinématographique de l’état-major Ouest. Il prit plusieurs clichés des combattants et militants algériens. Ses multiples blessures l’amenèrent à séjourner plusieurs fois dans les hôpitaux et l’obligèrent même à quitter à contrecœur les rangs de l’ALN.

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Ce fut le cas également pour Bensoula Mohand Lounas qui commença à écrire son journal dès qu’il intégra les rangs de l’ALN. Cependant, il se rendit vite compte que son récit manquait d’images, et s’empressa de se procurer un appareil photo pour documenter son journal. Le Colonel Amirouche l’apercevant en train de prendre des photos, l’interpella et lui demanda ce qu’il faisait. À cela il répondit que ces photos étaient destinées à alimenter la mémoire des combattants morts au combat et à la faire vivre après l’Indépendance. Sur ce, le Colonel Amirouche le nomma photographe du bataillon et lui donna les moyens nécessaires pour mener à bien sa mission. Sur les clichés qu’il prit, les combattants posent souriants arborant fièrement leurs armes ou s’étreignant fraternellement. Il put ainsi témoigner avec son récit et ses photographies de ce qui se passait dans la wilaya III de 1956 à 1962.

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L’exposition compte également un volet cinématographique appelé le cinéma révolutionnaire avec ses deux figures emblématiques : Mohamed Lakhdar Hamina et Tchanderli Djamel Eddine qui multiplièrent les courts-métrages comme « Djazairouna », « Les fusils de la liberté » et « Yasmina ». Ces documentaires traitent des conditions de vie du peuple algérien sous l’oppression coloniale et du combat acharné des moudjahidine du FLN. Ces courts-métrages servaient à attirer l’attention de l’opinion internationale sur la lutte légitime des algériens. Les cinéastes purent ainsi imposer ces images dans les journaux télévisés anglo-saxons ainsi que lors d’une assemblée des Nations Unies durant laquelle furent projetés « Yasmina » et « Les fusils de la liberté ». L’impact de ces images joua un très grand rôle dans la prise de conscience internationale sur le drame que notre peuple vivait au quotidien.

Dans le documentaire « France », le court-métrage de René Vautier, célèbre réalisateur français dont le film « Afrique 50 » fut le premier long-métrage français anticolonialiste, montre la population fuyant sa terre ravagée par le napalm. Les images démontent farouchement la propagande française qui faisait de la guerre en Algérie une simple opération policière visant à maintenir l’ordre et la paix en Algérie.

Le FLN a également occupé les ondes, l’exposition consacre une partie à ce volet médiatique qui assurait une liaison directe avec la population algérienne et l’opinion internationale. En se procurant un camion et du vieux matériel récupéré, les combattants de FLN purent arpenter les massifs du Rif marocain avec pour objectif : lancer à travers les ondes des émissions dans le but de faire entendre la voix du peuple.

Quand ce voyage dans le temps et l’Histoire prend fin, on quitte le musée le cœur gonflé d’un sentiment de fierté et l’esprit hanté par les visages souriants et déterminés des combattants de la liberté qui ont tout sacrifié pour une cause qui leur est chère : l’indépendance de l’Algérie. On a aussi une pensée émue et reconnaissante pour ces femmes et ces hommes courageux qui, derrière leurs objectifs, caméras ou micros, et ce, au péril de leurs vies, ont accompli leur devoir de témoignage et de transmission de l’esprit combatif qui avait animé la population algérienne durant le joug colonial français.

Hanane Dendene

Institut de traduction- Alger

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