Construire un savoir historique sur le 1er novembre 1954

Entre l’histoire et la mémoire

Fouad Soufi

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Fouad Soufi, « Construire un savoir historique sur le 1er novembre 1954 », Aleph [En ligne], Vol.1 (1) | 2014, mis en ligne le 25 juin 2015, consulté le 29 mars 2024. URL : https://aleph.edinum.org/763

Face à un événement aussi capital dans l’histoire contemporaine de notre pays, qu’est le 1er novembre 1954, l’écriture de l’histoire, tributaire des archives (quels qu’en soient leur nature, leur forme et leur support) et des dispositions légales qui en régissent l’accès, doit se frayer un chemin entre les clichés, des atavismes régionaux et même tribaux et les manipulations politiques.

Ce n’est pas l’histoire qu’il faut changer, mais le monde.

Moses Finley

Liminaire : un point rapide d’historiographie

En 1993, j’avais présenté lors d’un colloque à Tunis une communication intitulée « Lecture d’un événement fondateur : le 1er novembre 1954. » Si le questionnement et la démarche sont identiques, les sources ont été grandement enrichies par la publication des témoignages des acteurs à défaut de l’accès aux archives publiques.

Tout en essayant de dresser un état critique des savoirs et des réflexions, ma préoccupation reste celle de la construction de l’histoire du 1er novembre en tant qu’événement singulier et fondateur d’une Algérie nouvelle. Autant dire qu’aujourd’hui encore, aussi paradoxal que cela puisse être, très peu d’historiens ont abordé stricto sensu cette nuit du 31 octobre au 1er novembre Le plus équilibré, en fait le seul consacré à cette nuit prometteuse, est et reste encore le livre de Mohamed Harbi qui date de 1984 

Dans, ce qui peut être tout de même considéré comme riche bibliographie, il est évoqué trois moments de cette histoire :

  • ce qui s’est passé avant, les sources et les origines, avec comme axe principal, la crise du M.T.L.D. et ses suites : l’apparition d’un 3e courant, le CRUA, un passage bien appuyé sur la réunion des « 22 », les Six, et la Proclamation. Les historiens ont été largement débordés par les souvenirs des responsables (Lebjaoui, Benkhedda, entre autres, etc.) et par les écrits des journalistes algériens et français.

  • puis, mais rapidement ce qui s’est passé cette nuit-là avec à l’appui une carte géographique des attentats publiée par la presse coloniale, mais née dans les locaux du Service de Presse et Information du GGA, carte qui illustre nos livres et nos musées,

  • et enfin, ce qui s’est passé après avec trois gros brouillages :

  • celui des souvenirs des acteurs travaillés surtout par la presse écrite, radio et télévision,

  • mais également par l’autocensure. Comment dire tout sur tout ?

  • les conflits de mémoires qui en ont résulté minés la conjoncture politique,

  • mais également la puissance de ce qui se publie sur l’autre rive de la Méditerranée.

Le choix du débat

Il a été fait, dans cette rencontre, le choix du débat des rapports entre la mémoire et l’histoire, en fait le discours sur l’histoire. Et comme cette rencontre est placée sous le signe du 60e anniversaire du 1er novembre 1954, on comprend bien qu’il s’agit de débattre de cette période de l’histoire contemporaine de notre pays.

Certes, plus que le simple discours, Novembre traduit l’enjeu de légitimation du présent, qui dépasse d’ailleurs les contours de « la famille révolutionnaire ».

Mais est-il pour autant un enjeu pour l’avenir de la nation ? Houari Boumediène avait, dès 1966 puis en 1973, fixé quatre règles aux historiens :

  • il y a avant et il y a après le 1er novembre,

  • la génération de Novembre est la plus glorieuse puisqu’elle a conduit le pays à l’Indépendance,

  • Le grand tournant de la Guerre a eu lieu en 1956 quand les principales forces politiques du pays : Association des Ulémas, U.D.M.A. et P.C.A. et ses Combattants de la Libération ont rejoint le F.L.N.

Messali Hadj a été un grand révolutionnaire jusqu’en 1954 puis il est devenu un traître.

D’où quelques rares incidents avec les rares historiens qui ont refusé ce diktat.

Six remarques m’ont paru essentielles

  1. Toutes les tendances politiques nationales actuelles se réclament des principes énoncés dans la Proclamation du FLN.

  2. De fait, parce qu’ils sont convaincus de leur bon droit, les acteurs, les témoins en transmettant ou pas (dans les débats et/ou en réponse aux travaux des historiens), cherchent à imposer leur mémoire, leur vécu, leur itinéraire personnel, leur vérité à l’histoire et aux historiens.

  3. Mais on a vite assisté à ce que M. Mohamed Djeghaba a appelé, sans aller hélas plus loin, des guéguerres mémorielles.

  • D’aucuns mettent en avant leurs souvenirs (je ne dis pas mémoire) et prétendent à l’histoire.

  • D’autres, en dignes héritiers, revendiquent, mais chacun pour soi, un statut spécial et cherchent à leur donner une dimension symbolique et politique aussi importante que le 1er novembre. D’où l’importance accordée ici ou là, mais pas forcément ici et là, aux deux 20 août 1955, (L’offensive de Zirout Youssef) et 1956 le Congrès de la Soummam), le 28 août 1958 (l’ouverture de ce qui a été baptisé le 2e Front en France), le 11 décembre 1960 (les manifestations d’Alger), le 17 octobre 1961 (la manifestation de Paris) et enfin le 19 mars 1962 (les accords d’Évian).

  1. Force est de constater que jamais la liste de ceux qui ont fait le 1er novembre n’a été établie et si elle l’a été, elle n’a jamais été rendue publique. D’où la pertinence d’une question basique : combien étaient-ils cette nuit-là ?

  2. Nous n’avons toujours pas, non plus, et à ce jour, d’étude précise sur cette nuit rebelle, cette nuit prometteuse.

  • Les ouvrages et les articles académiques ou pas, évoquent certes les préparatifs, les origines ; ils étudient les causes et les conséquences ; ils dissertent sur la Déclaration du FLN et accessoirement sur l’Appel de l’A.L.N. — lequel n’est mentionné par aucun document officiel.

  • Seul Mohamed Harbi dans son livre paru en 1984, essaie de faire le point et donne des noms et des faits.

  1. Enfin, il s’est construit autour de cette date du 1er novembre une vérité historique façonnée depuis pratiquement les débuts de l’historiographie de la Guerre de Libération Nationale, il y a une quarantaine d’années. Depuis plus précisément la publication de l’ouvrage d’Yves Courrière.

Que sait-on alors de ce qui s’est passé cette nuit du 31 octobre au 1er novembre ? Comment le sait-on ? Que représente le 1er novembre ? Comment est-il représenté ?

Les origines immédiates

Ce que l’on peut lire et ce que l’on peut savoir, grâce aux témoins et à défaut de l’ouverture des archives.

Les origines immédiates du 1er novembre mises en avant par la littérature historique peuvent être ramenées à deux directions de recherches :

    • la crise au sein du MTLD qui s’est traduite par l’opposition Messali-Centralistes. Cette crise a fini par donner naissance à un troisième courant dont les membres sont tous issus de l’O.S. D’où le 1er novembre, Mais on n’insiste pas trop sur les négociations avec les deux autres groupes : convaincre Messali d’une part et conserver de bonnes relations avec les Centralistes d’autre part.

    • l’histoire de ce 3e courant  qui nous remonte à l’O.S. Apparaissent alors des noms formant des groupes : Les Six (en fait les 5, rejoints par le sixième). Boudiaf, Didouche, Ben Boulaid, Bitat, BenM’hidi, et le sixième Krim. La chronologie des événements se trouve ne pas être le souci premier de cette histoire. On n’explique pas toujours le rôle et l’engagement des Trois qui se trouvaient au Caire : Ait-Ahmed, Ben Bella et Khider. La glose - car s’en est une — sur la réunion dans la villa du Clos-Salembier des 21 ou 22 en en fait « le catalyseur », une sorte de parlement qui a décidé de tout même du choix des 6 (en fait ils n’étaient encore que 5) et leur a attribué à chacun sa zone. Mais n’y aurait-il pas là fabrication a posteriori de l’histoire à partir d’une mémoire elle-même construite par certains témoins-acteurs et écrite au goût du jour par souvent des journalistes un peu pressés ?

Les récits mémoriels peuvent-il féconder la vérité historique ?

S’il est impossible de reconstruire le réel, l’historien se doit d’essayer de le comprendre tout comme il se doit d’essayer de démêler ce qu’il a pu être, en évitant de tomber dans les rets de la mémoire, celle qui se prétend histoire. Mais il est possible surtout de travailler l’imaginaire de nos hommes politiques et l’incessante reconstruction, dans leurs discours et dans celui de notre société (lire les enquêtes et interviews conduits par les journalistes), de l’histoire.

Y a-t-il une vérité historique ?

Tout travail historique n’est jamais qu’un rapport d’étape qui répond aux préoccupations de la société et à ses interrogations. Quelle confiance peut-on accorder à la mémoire humaine ? La mémoire résulte d’une volonté, volontaire ou pas ce qui est naturel c’est l’oubli d’un choix. L’une des victoires collatérales des Événements d’Octobre 1988 aura été la libération de la parole des Moudjahidine qui s’est traduite par la multiplication de la publication des Mémoires des acteurs.

La vanité des orientations et des injonctions du responsable du Parti en 1981 a été rattrapée par la réalité, celle qui a délivré la mémoire, les souvenirs des acteurs. Mais il en est resté des choses moins réjouissantes :

  • l’autoritarisme de la Mémoire des acteurs qui non seulement confondent le mouvement de l’histoire et leur vécu, mais aussi et surtout cherchent, volontairement ou pas, à imposer leur vérité aux historiens. Ainsi Mohamed Mechati au sujet de la réunion des 22. Dans son témoignage sorte de plaidoyer pro domo, s’il nous informe du rejet de la désignation de Mohamed Boudiaf sous prétexte qu’elle était antidémocratique, il s’explique difficilement sur les défections du groupe de Constantine.. Il faut se souvenir que jamais il n’y eut de pratique démocratique au sein du MTLD et il ne pouvait y en avoir au niveau de l’O.S. Le problème n’était-il pas ailleurs ? Messalistes, centralistes et même au niveau des autres partis politiques, si l’option de la lutte armée était acquise, le moment n’était pas favorable. C’est probablement ainsi que s’explique ce qui fut appelé la défection du groupe de Constantine.

  • Une loi qui ferme l’accès aux archives,

  • Et une autre qui impose l’imprimatur du ministère des moudjahidine à toute œuvre sur la Guerre de Libération. Il est vrai qu’elle s’applique surtout au cinéma, mais pas à tous les cinéastes.

Les récits mémoriels aident à avancer dans la compréhension des événements. Ils facilitent la construction d’une histoire à l’échelle humaine. Nous aurons eu ainsi l’histoire vue par le chauffeur du bus Biskra-Arris et le récit d’un passager, mais 60 années après. Deux témoignages différents de deux personnes qui ont vécu le même événement à partir de deux positions différentes. Ces deux témoignages ont été rapportés à une année d’intervalle par deux journalistes, mais dans le même journal. Le second n’ayant pas lu l’article de son confrère.

Ce qui a pu se passer cette nuit-là et ce qui reste à faire

Quand la mémoire des acteurs est la seule source à défaut des archives qu’elles fussent celle de l’ALN ou celles de l’armée et de la police françaises, la voie la moins escarpée est celle qui consiste à se poser des questions basiques.

  • QUI était là cette fameuse nuit et combien étaient-ils ?

  • QUOI s’est-il passé ?

  • OU : Batna, Khenchela, Boufarik, Alger, Cassaigne, mais ailleurs ?

  • COMMENT : On sait combien manquaient les armes et que la recommandation politique était de ne pas tirer sur les civils qu’ils fussent « Européens ou Musulmans ».

  • Quelle histoire avons-nous forgé et transmis, à partir de quelles sources et comment ce savoir est-il transmis ?

Force est de constater que la liste de ceux qui ont fait le 1er novembre n’a été établie et si elle l’a été, elle n’a jamais été rendue publique. D’où la pertinence d’une question basique : combien étaient-ils cette nuit-là ?

On connaît les noms des responsables : les Cinq (Boudiaf, Ben Boulaïd, Ben M’hidi, Bitat et Didouche) devenus les Six avec l’adhésion de Krim Belkacem, fin août 1954, puis les Neuf (BenBella, Aït-Ahmed et Khider). On connaît les 21 ou les 22, Les 5 chefs de zones et leurs adjoints. Grâce aux différents témoignages de ces dernières années, il est loisible de retrouver les noms des chefs de secteurs, des chefs de groupes et des militants de base.

Par contre, il s’est construit autour de cette date du 1er novembre une vérité historique façonnée depuis pratiquement les débuts de l’historiographie de la Guerre de Libération Nationale, il y a une quarantaine d’années. Depuis plus précisément la publication de l’ouvrage d’Yves Courrière. Elle fait du couple Monnerot les premières victimes et donc de l’Aurès le lieu premier du déclenchement de la Guerre de libération nationale.

Cet événement a en fait été pris en charge par la propagande du Gouvernement général et entrainé les autres faits antérieurs dans un quasi-oubli. Trente attentats nous a-t-on dit, trente actions armées, devrait-on dire. Regardons cette carte, en couleur et soyons clairs. C’est celle diffusée par la presse coloniale le 2 novembre. Donc il ne s’est rien passé à Oran, ni là où les actions n’ont pu avoir lieu. Cette carte est devenue quasi-officielle puisqu’elle est présentée dans nos musées. Ne pas reconnaître ce qui s’est passé à Oran, revient à est effacer les raisons qui ont conduit à l’exécution de Ali Chérif Cheriet.

L’histoire de la proclamation continue à faire des progrès. Nous avons enfin des précisions grâce aux témoignages des uns et des autres. C’est bien Boudiaf qui dicte le texte. Il obtient l’accord de ses camarades pour le contenu. On sait que pour la zone III (et non pour toute l’Algérie), et avec l’accord de Krim Belkacem, ces documents ont été ronéotés chez Zamoum en 2300 exemplaires pour l’Appel de l’ALN et 2100 pour la Proclamation et diffusé dans la région. Les autres membres du groupe reproduisent et font distribuer la Proclamation chacun dans sa zone. Il revient à Boudiaf de transmettre le texte aux Trois du Caire. C’est Ahmed Ben Bella qui en fait la lecture en arabe sur les ondes de Radio Le Caire. Hocine Aït Ahmed rapporte que bien qu’en arabe, le texte avait été transcrit en caractères latins.

Des vraies mauvaises questions hantent notre société du fait d’ailleurs des dividendes escomptés. Malheureusement des historiens se laissent entraîner dans ces pseudo-débats : qui a tiré la première balle ? Quelle est la wilaya qui a payé le plus lourd tribut ? Alors qu’il nous reste à multiplier les études locales, ville par ville, zone par zone.

Il nous reste à comprendre pourquoi 5 zones alors qu’ils étaient 6 et que le territoire était divisé en trois départements pour le Nord ? Pourquoi les départements d’Alger et de Constantine ont-ils été divisés en deux zones ? Pourquoi l’Algérois Didouche se retrouve-t-il dans le Nord Constantinois et le Constantinois Bitat est-il désigné pour l’Algérois ? Les propositions de réponses en fait des hypothèses existent.

D’autres, nées du développement de la Guerre de Libération nationale sont « sagement » évitées et particulièrement celle des harkis ? Où les premières harkas ont-elles été créées ? La thèse du peuple uni et impatient ? La place de certains maquis MNA ? Le rôle des soldats et officiers algériens dans l’ALN ?

Enfin, mais ailleurs, des personnes, a priori animées de bonnes intentions essaient d’ouvrir un nouveau débat : les choses auraient-elles pu se dérouler autrement ? Le 1er novembre aurait-il pu être évité ? En d’autres termes une solution à la sud-africaine était-elle possible en Algérie ? Il se trouve que le colonialisme, qui est consubstantiel au racisme, le système colonial qui ne peut fonctionner que dans le déni de droit, n’est pas soluble dans la démocratie. L’État colonial n’est compatible, ni avec l’égalité, ni avec la liberté et encore moins avec la fraternité.

Les faits sont là et les faits sont têtus. On ne réécrit pas l’histoire et comme le disait si bien l’historien anglais Moses Finley : «  ce n’est pas l’histoire qu’il faut changer, mais le monde ». Le 1er novembre, cette étincelle qui a fini par mettre le feu à la prairie a apporté sa part au changement du monde. C’est, en ce sens, qu’il est pour nous un événement fondateur, un marqueur de notre identité nationale.

Les questions restent entières en ce qui concerne les rapports que notre société a établis avec ce qui s’est passé dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954 et au cours de cette journée.

Fouad Soufi

CRASC Oran

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