Reconstruction, comparatisme, linguistique aréale et universaux linguistiques : l’ouralien au carrefour des constructions et déconstructions

Jean Léo Léonard

p. 11-44

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Jean Léo Léonard, « Reconstruction, comparatisme, linguistique aréale et universaux linguistiques : l’ouralien au carrefour des constructions et déconstructions », Aleph, Vol.2 (1) | 2015, 11-44.

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Jean Léo Léonard, « Reconstruction, comparatisme, linguistique aréale et universaux linguistiques : l’ouralien au carrefour des constructions et déconstructions », Aleph [على الإنترنت], Vol.2 (1) | 2015, نشر في الإنترنت 20 avril 2017, تاريخ الاطلاع 29 mars 2024. URL : https://aleph.edinum.org/248

Les débats qui ont parcouru la linguistique ouralienne ces deux dernières décennies constituent un observatoire de premier plan pour  évaluer l’apport aussi bien que les apories du postmodernisme. En se voulant antipositiviste et constructiviste, cette posture de recherche entreprend de déconstruire les grandes narrations de la linguistique comparative, comme les autres constructions des sciences sociales modernes ou des « humanités ». On passe ici en revue les arguments avancés contre la méthode comparatiste en linguistique historique : l’hypothèse monogenétique, la reconstructibilité séquencée, la localisation et la datation de la proto-communauté linguistique, la reconstruction descendante ou rétrospective, la persistance des conservatismes et des innovations, la systémicité et la régularité des changements phonétiques, la complexité morphologique de la proto-langue. Autant de présupposés insuffisamment fondés, selon la critique postmoderniste, qui oppose à ce positivisme idéaliste une autre forme de (post)positivisme quantitatif. On montre que, si ces critiques des prémisses de la linguistique diachronique constituent une problématisation légitime, et qu’elles sont dotées d’un fort caractère heuristique dans l’absolu, le débat se trouve cependant biaisé par un aveuglement méthodologique : les critiques postmodernistes manquent de connaissances en linguistique générale, théorique et formelle, en linguistique diachronique et en histoire des méthodes (pas seulement des idées) linguistiques, pour atteindre un niveau critique satisfaisant. Leurs questions n’en restent pas moins pertinentes, en tant que précautions de méthode. D’autres écueils cependant émergent de la critique postmoderniste : la fétichisation des dynamiques de contact et de la dimension interactionniste, sans se donner pour autant les moyens d’en évaluer le fonctionnement et la complexité, et avec le risque de tomber à son tour dans le piège d’un essentialisme, pourtant tant redouté.

Finno-Ugric studies have been challenged during the last two decades by a postmodernist attack on the prerequisites of available reconstructions and hypothesis on the Uralic linguistic stock as a phylogenetic unit by itself. This bulk knowledge called Uralistica, which once was considered as firmly grounded on Neogrammarian phonetic laws, have been strongly criticized as being hardly more than a mythical construct. The monogenetic hypothesis, sequential reconstructibility, the Urheimat quest, top-down or bottom-up approaches to trace phonetic laws, the dialectics of retention and innovations, the inexorability of phonetic laws, morphological complexity of the protolanguage – all these prerequisites have been strongly questioned and turned allegedly upside-down putting “old facts under new light”, and challenging credos with (some) statistics. We show that, albeit these questions are indeed relevant, Postmodernist criticism often misses its target, for lack of expertise in theoretical and empirical linguistics. Postmodernist criticism relies too much on contact and interactionism as the main alternative explanation, making epigenetic aggregates out of phylogenetic clusters, without a real grasp at structural and methodological complexity. Nevertheless, the postmodernist approach does raise challenging questions on science as narrative, even if it incidentally falls in the traps it opens on the trail of science.

تناولت المناقشات اللغوية الخطاب الشفاهي في العقدين الماضيين على ملاحظة لتقييم العرض وكذلك مفارقات ما بعد الحداثة. من خلال الرغبة البنائية، تتعهد هذه البحوث بتفكيك السرد من علم اللغة المقارن مثل المنشآت الأخرى من العلوم الاجتماعية الحديثة أو « الإنسانية « .
نحن هنا نستعرض الحجج ضد المنهج المقارن في اللسانيات التاريخية : فرضية علم الوراثة و إعادة بناء بالتسلسل، والموقع والتي يرجع تاريخها إلى المجتمع واللغة ، المحافظة المستمرة والابتكارات وانتظام التغيرات الصوتية ، والتعقد الصرفي للغة.
خصوصاً وأن العديد من الافتراضات القائمة على نحو رديء، وفقا لنقد ما بعد الحداثة، التي تعارض الوضعية المثالية بشكل آخر من أشكال الوضعية الكمية. وتبين لنا أنه إذا كان هؤلاء النقاد من مركز اللسانيات الحقيقية المبنية على الإشكاليات المشروعة، وأن لديهم خصوصيات قوية من حيث القيمة المطلقة، ومع ذلك ، فإن النقاش يكون من قبيل العمى المنهجي : نقص حاد ما بعد الحداثة، اللسانيات العامة والنظرية والرسمية ، في اللغويات الحقيقية وتاريخ أساليب اللغة، لتحقيق مستوى نقد مرضي. لا تزال هناك أسئلة ذات الصلة، كوسيلة من وسائل الحيطة. مطبات أخرى ، ومع ذلك ، تظهر من انتقادات ما بعد الحداثة: في الاتصال بعدا ديناميا وتفاعلية، من دون أخذ ينص على وسائل لتقييم الأداء والتعقيد، وخطر الوقوع بدوره في فخ نفسه.

Remerciements : La réflexion présentée ici reprend et remanie trois communications présentées par l’auteur à des séminaires de recherche : Du vent dans les arbres et des remous dans les courants : la linguistique ouralienne aujourd’hui, conférence au séminaire HEL, Paris VII et ENS de Lyon, le 7 mai 2003 ; Lénition approximante, transpalatalisation et dépalatalisation en ouralien, présenté le 17 mai au séminaire « dynamiques diachroniques en phonologie » de la Fédération de Typologie du CNRS ; L’ouralien : de la protolangue aux langues modernes. Problèmes méthodologiques (phonologie et morphologie) et comparaison avec l’eurasiatique de Joseph Greenberg (2000), présenté au séminaire « classification, cladistique, probabilité : nouvelles intrusions méthodologiques en linguistique historique ? » dans le cadre du projet OHLL-Congruence (Inserm-CNRS), jeudi 4 mars 2004. Je remercie les organisateurs de ces séances de travail, ainsi que l’Institut des Humanités de la République de Mordovie, Fédération de Russie, qui m’a permis de travailler sur le terrain mordve, notamment dans des villages erzja, où j’ai pu vérifier des hypothèses phonologiques avec des locuteurs natifs. Mes remerciements vont également à Aleksei Alekseev, réalisateur de films ethnographiques maris, résidant à Tallinn, Estonie, qui a accepté d’être mon informateur de langue mari, ainsi qu’à la DRI du CNRS et à l’Inalco pour le financement de deux missions sur les langues fenniques et les langues finno-ougriennes de la Volga, durant les étés 2002 et 2003. Enfin, merci à Djamel Zenati d’avoir fait en sorte d’exhumer ce texte.

Introduction

Je me fixerai trois objectifs principaux : en premier lieu, donner un panorama de l’unité et de la diversité interne des langues ouraliennes (langues finno-ougriennes et langues samoyèdes), en second lieu, restreindre les ambitions nostratistes (Pedersen) ou eurasiatistes (Greenberg), en troisième lieu, recentrer et questionner la pertinence du sous-paradigme aréaliste en cours de développement, qui prétend faire du proto-ouralien ou de quelques-uns de ses segments une des « linguae francae » de la préhistoire. Le premier point me permettra de répondre à certaines réserves du déconstructivisme représenté par Angela Marcantonio (2002), sans pour autant le rejeter ni le disqualifier, tandis que les autres points contestés dans cet état des lieux, nostratisme et aréalisme, seront l’occasion de proposer des alternatives de recherche, voire une refondation des études ouraliennes au-delà de ces réductions théoriques : un recentrage vers la linguistique générale, une géométrie variable des parentés internes se démarquant du généalogisme classique, et de nouvelles perspectives de recherches empiriques sur un terrain de nouveau ouvert à l’exploration après une longue période d’isolement et de confrontation entre traditions de recherche des deux côtés de l’Europe.

1. Les postulats de l’ouralistique revisités

Dans un ouvrage récent des plus stimulants et très bien documenté, Angela Marcantonio remet en cause le paradigme de l’ouralistique, construit comme allant de soi de longue date, fondé sur d’immuables listes de correspondances, alors que les effets de Sprachbund ou d’aire de convergence du grand bassin volgo-sibérien, où langues indo-européennes, ouraliennes, altaïques et paléo-sibériennes ne cessent de faire apparaître des convergences. Angela Marcantonio pose donc des questions aussi simples et fondamentales que de savoir si ces correspondances sont bien réelles, ou bien dues en partie au hasard et à l’interférence. Son motto est, d’un bout à l’autre de son ouvrage, le salutaire conseil de tenter systématiquement de démêler le vrai du faux en recoupant à la source les listes de mots établies par les chercheurs de différentes traditions nationales (finlandaise, hongroise, estonienne, russe), et de se rappeler que nombre de concepts et de faits considérés comme acquis de longue date dans ce domaine sont tout simplement « ni vrais ni faux ».

Selon Angela Marcantonio, le nœud proto-ouralien est construit sur un déséquilibre d’économie de lois phonétiques : Lois Phon. > Etymologies Régulières (LPh. > ER), soit un excès de « paramètres d’ajustement » face aux « éléments de preuve », rendant la « preuve » par trop flexible. Le corpus proto-ouralien est à la fois très réduit et surchargé de règles expliquant les irrégularités. Nombre de correspondances, selon elle, peuvent relever autant de la parenté généalogique que du hasard. Ce constat peut s’argumenter de manière statistique, comme le fait l’auteure, mais la démarche de la vérification statistique est une approche bien différente de l’analyse phonologique. Une réanalyse des données comparatistes montre, à mon sens, la cohérence systémique des processus phonologiques, notamment de lénition par dépalatalisation et par approximantisation, qui s’organisent en une matrice de contraintes interdépendantes. Je proposerai ici de nuancer ce point de vue en distinguant lois phonétiques de processus ou contraintes phonologiques. Le principal argument que j’opposerais aux remarques d’Angela Marcantonio sur le déséquilibre entre nombre de lois phonétiques et nombre d’étymons se basera sur la cohérence structurale de l’association de contraintes phonologiques observables dans la diversification du proto-ouralien aux langues et dialectes modernes (cf. section 3 infra).

Angela Marcantonio décline les sept postulats de la linguistique ouralienne classique, ou de la « théorie ouralienne standard », qui forment le corps de « l’interprétation reçue par les manuels d’ouralistique », doctrine qu’elle nomme the Textbook Interpretation : 1) monogénétisme, 2) reconstructibilité séquencée, 3) datation et localisation de proto-communauté linguistique, 4) reconstruction rétrospective, 5) persistance des conservatismes et des innovations, 6) systémicité et régularité des changements phonétiques, 7) complexité morphologique de la proto-langue (Marcantonio, 2002 : 3-4). Ces sept postulats, résumés ci-dessous, se retrouvent peu ou prou dans toute entreprise comparatiste en linguistique, et revêtent donc une valeur de généralité qui va bien au-delà du seul domaine ouralien. Ils posent des questions épistémologiques de fond au paradigme de la grammaire comparée et aux ambitieuses « nouvelles synthèses », qui ont fleuri durant ces dernières décennies (Greenberg, 2000, Ruhlen, 1994).

Postulat n° 1 : Hypothèse monogenétique.

Toutes les langues ouraliennes modernes dérivent d’un seul ancêtre génétique appelé « Proto-Ouralien », et n’ont pas de relations de parenté génétique avec les langues environnantes.

Corrélat de contact du postulat n° 1 : si certaines affinités existent avec des langues hors du groupe ouralien à proprement parler, elles ne peuvent être dues qu’à l’emprunt ou à la convergence structurale fortuite. Notamment les mots d’origine turque en hongrois sont tous classés comme emprunts, et une chronologie et stratification de ces interférences lexicales est possible.

Postulat n° 2 : Hypothèse de reconstructibilité séquencée

La proto-langue ainsi que ses nœuds intermédiaires de la dérive évolutive ont été reconstruits de manière fiable, dans les domaines de la phonologie et de la morphologie.

Postulat n° 3 : Hypothèse de localisation et de datation de la proto-communauté linguistique

Le proto-ouralien aurait été parlé dans la région des montagnes de l’Oural il y a au moins

6 000 à 8 000 ans. L’ancienneté du peuplement et de la localisation serait confirmée par les noms de plantes (paléo-phytonymie) présentes dans cette région à date historique.

Postulat n° 4 : Hypothèse de la reconstruction descendante ou rétrospective.

L’arbre et ses subdivisions majeures et mineures peuvent être établis à partir des corrélations existantes dans les langues modernes. Par exemple, la première division majeure du proto-ouralien oppose le proto-Finno-ougrien et le Proto-samoyède. Cette séparation serait confirmée par un ensemble de caractéristiques archaïques. Les langues modernes relevant du nœud Finno-Ougrien seraient relativement proches les unes des autres, et relativement d’autant plus éloignées du nœud samoyède.

Postulat n° 5 : Persistance des conservatismes et des innovations

Les langues-filles formées par les séparations ordonnées et binaires successives présentent un nombre correspondant de traits conservateurs et de traits innovateurs cohérents avec le modèle généalogique et comparatiste.

Postulat n° 6 : Systémicité et régularité des changements phonétiques

Le système phonologique des langues-filles serait le résultat de changements phonétiques essentiellement réguliers et systématiques (doctrine néogrammairienne).

Postulat n° 7 : Complexité morphologique de la proto-langue.

La proto-langue aurait été, à l’image des langues modernes, structuralement complexe dans sa morphologie.

On peut proposer à grands traits une échelle de légitimité des sept postulats répartie entre deux séries de questions : le monogénétisme et la reconstructibilité séquencée présentent une certaine solidité empirique et conceptuelle, fondée sur la systémicité et la régularité des changements phonétiques, la persistance des conservatismes et des innovations ainsi que sur la reconstruction rétrospective. En revanche, la datation et la localisation de la proto-communauté linguistique, ainsi que la complexité morphologique de la proto-langue restent des objets de spéculation irréductibles, condamnés peu ou prou à se cantonner dans le registre du « ni vrai ni faux ». Mais ces deux derniers aspects du paradigme ouralien présentent-ils un intérêt véritable pour la linguistique ? Je tenterai dans les sections 3 et 4 de défendre la première série de postulats en dégageant la cohérence interne du construit qu’est la linguistique ouralienne du point de vue de la méthodologie du linguiste. Je remettrai en question la deuxième série de problèmes, concernant les aspects externes et l’évolutionnisme morphosyntaxique, qui me paraissent relever davantage de domaines connexes à la linguistique (histoire et archéologie), ou de l’idéologie évolutionniste. Un caucasologue aussi averti des méthodes de l’indo-européanistique faisait bien de déclarer de manière un tant soit peu provocatrice encore récemment au sujet du paradigme comparatiste indo-européen que « la science n’est [parfois] rien d’autre que de l’idéologie agrémentée de notes de bas de page » (Tuite, 2003).

2. L’approche généalogique : relativisme et paramètres typologiques

Un classement géographique des langues ouraliennes en arbres et en buissons Image 100002010000060C0000045E698E6738.png

Une matrice utilisée par la doctrine ouralienne classique est celle de l’approche typologique par critères structuraux, comme celle présentée dans le tableau 2 (T-2) ci-dessous.

Je propose d’examiner de plus près, dans la section 3 les conséquences d’un certain nombre de construits : inventaires consonantiques de la proto-langue. Les faits examinés dépendent fondamentalement pour les deux séries de faits des postulats n° 1 (hypothèse monogénétique), 2 (hypothèse de reconstructibilité séquencée), et illustrent les postulats n° 5 (persistance des conservatismes et des innovations), et n° 6 (systémicité et régularité des changements phonétiques). Comme ce n’est pas le lieu ici de confirmer ni d’infirmer par la preuve ces postulats dans une contribution qui se fixe l’objectif de proposer simplement une introduction critique aux acquis du comparatisme ouralien, nous jouerons le jeu de considérer les faits présentés comme acquis, tout en invitant le lecteur à compléter cette lecture en prenant connaissance des contre-exemples et des contre-tests statistiques effectués de manière convaincante par Angela Marcantonio dans son ouvrage de référence (op. cité). En revanche, je proposerai une grille de lecture alternative des matériaux de ce corps de la doctrine comparatiste ouralienne en intégrant les données à des matrices congruentes avec la linguistique générale, comme les contraintes d’optimalité envisagées de manière élémentaire. Cette relecture des données et des processus diachroniques en jeu dans le domaine ouralien permettra également de tempérer les formulations et les a priori de certaines grilles de lecture qui à la fois retiennent comme acquis les postulats de monogénétisme et de reconstructibilité séquencée, et fondent sur ces prémisses ni vraies ni fausses des spéculations nostratistes qui ne sont pas plus vraies ni fausses, mais fortement connotées d’évolutionnisme dans leur formulation (Décsy, 1990, cf. infra). Autant la démonstration et les propositions du chapitre 6 de l’ouvrage d’Angela Marcantonio sont stimulantes pour dépasser la doctrine ouraliste classique (Marcantonio, 2002 : 154-179 et 272), autant la démarche nostratiste de Decsy (1990) et de Greenberg (2001) confortent résolument le paradigme monogénétiste et l’illusion de reconstructibilité séquencée d’ensembles génétiques d’ordre supérieur tels que le nostratique et l’eurasiatique en cumulant les défauts de la démarche comparatiste et néocomparatiste sur lesquels je veux attirer l’attention dans cette contribution : monogénétisme, rigueur à deux vitesses dans la hiérarchie des preuves ou partialité méthodologique, illusion de reconstructibilité générale et séquencée, dévoiement des principes et des paramètres de la typologie linguistique, et défaut de syncrétisme théorique avec des modèles théoriques de la linguistique moderne (théories de l’optimalité, des conditions de marquage, morphologie distribuée, etc.).

3. Les fondements de la reconstruction : inventaire phonologique (première étude de cas)

Dans ce qui va suivre, nous allons faire comme si nous acceptions les acquis de la reconstruction de l’inventaire consonantique du proto-ouralien, que nous allons envisager du point de vue de ses conséquences, en tant que construit philologique, pour la phonologie théorique et générale. Ce point de vue permettra de neutraliser la polémique, de présenter des données linguistiques et de mettre en valeur des acquis de la recherche, même si nous devons rester conscients de leur statut de vérité tout relatif en tant qu’artefact de la méthode comparatiste et reconstructive. Un des ouvrages faisant le plus autorité dans le domaine, qui regroupe une somme de données empiriques de première main réunies par des spécialistes hongrois, est l’UEW (Uralisches etymologisches Wörterbuch, en sept volumes) coordonné par Karoly Rédei, publié à Budapest entre 1986 et 1988. Toutes les langues ouraliennes y sont représentées, ainsi que les buissons dialectaux saame, mari, komi, hanti, mansi et samoyède, abondamment illustrés par des données de terrain ou issues du dépouillement des monographies publiées en URSS par les académies des sciences locales ou nationales. En revanche, les réseaux dialectaux fenniques (finnois, estonien, carélien, lude, vepse, vote et live) et mordves (erzja et moksha) sont négligés, et seulement les variétés littéraires ou, par défaut, des variétés dialectales de référence sont citées. Ce dictionnaire procède par entrées étymologiques reconstruites, de manière résolument reconstructiviste, ce qui permet de fédérer toutes les langues à partir d’un terme commun, le proto-ouralien, à la différence d’un dictionnaire étymologique classique. Ce parti-pris fait de l’UEW un ambitieux projet reconstructiviste, qui a le mérite de s’assumer comme un artefact total, fondé sur une théorie explicite de la proto-langue. Le travail de vulgarisation et de synthèse de Gyula Décsy, The Uralic Protolanguage : a Comprehensive Reconstruction (Décsy, 1990), reprend et remanie en partie les données de cet ambitieux projet étymologique, en poussant encore plus loin les objectifs (re)constructivistes de l’UEW, jusqu’à établir un glossaire et inventer des échantillons de textes en proto-ouralien, à la manière d’August Schleicher, qui s’était aventuré à traduire une fable en proto-indo-européen (vérifXX). Dans ce manuel descriptif de proto-ouralien à visée nostratiste, Gyula Déscy propose une hiérarchie de primarité diachronique des catégories segmentales et morphologiques, dont voici un extrait remanié, concernant les consonnes (« Uph » = universal phonoàlogique) :

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Ce dispositif est conçu de manière à justifier des regroupements de langues et de familles linguistiques d’ordre supérieur du point de vue nostratiste qui est le sien. Les observations qui président à ces postulats ont été mobilisées ad hoc par l’auteur pour les besoins de sa démonstration. On trouvera d’autres universaux sur le changement diachronique dans des travaux généralistes récents (Labov, 1994, McMahon, 1994), qui convergent avec les contraintes de conditions de marquage de la phonologie synchronique basée sur l’observation des langues du monde. Mais, à y regarder de plus près, alors que certains universaux semblent se vérifier généralement dans les langues (Uph. 2, 5 et 6), d’autres sont trop succintement décrits ou aventureux (Uph. 1, 3, 7 et 8), certains semblent créés de toute pièce pour s’adapter à des faits ouraliens ponctuels – notamment obougriens – (Uph.4), enfin, certains suscitent l’étonnement (Uph.9). Plutôt que de mettre les consonnes proto-ouraliennes en perspective étymologique dans un contexte eurasiatique plus large en posant le proto-ouralien comme acquis, en s’appuyant sur des universaux, comme le fait Gyula Décs, je vais tenter de mettre l’inventaire ouralien en perspective typologique interne afin d’en faire ressortir les conséquences théoriques pour la phonologie générale, et pour la classification du phylum, sans présumer d’extensions eurasiatiques.

3.1. Catégorisations du consonantisme proto-ouralien

L’inventaire consonantique postulé par les auteurs de l’EUW, qui figure ci-dessous en T-3, est complexe, et rend bien compte de la diversité des inventaires des langues ouraliennes modernes, comme pour faire la somme des ressources existantes en fonction du postulat n° 4 de Marcantonio : riches en spirantes comme en mari, en consonnes palatales comme en mordve erzja et en komi, et riche en sonantes, comme dans les langues obougriennes. Il répond bien à la facilité du quatrième postulat, et le fait que tous ses phonèmes soient attestés à des degrés divers dans les langues modernes le rendent empiriquement probable (bien davantage que l’inventaire phonémique du proto-indoeuropéen, très divergent des langues modernes et extrêmement marqué sur le plan de la naturalité phonologique, avec son unique fricative sifflante *s, son unique voyelle *e colorable par des glides et des laryngales adjacentes et sa série de trois laryngales : cf. Beekes, 1995), mais est-il pour autant historiquement probable et théoriquement heuristique ?

T-3

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On peut au premier regard faire quelques remarques typologiques sur cet inventaire en terme de construit phonologique : l’inventaire abonde en consonnes, notamment de point d’articulation antérieur, mais semble peu corrélé en classes naturelles majeures. Il est riche en ordres, mais pauvre en séries et donc, en corrélations : pas de corrélation de voisement et d’activité glottique en général. Les séries choisies par le modèle descriptif de Rédei sont hétéroclites : pourquoi classer ensemble les occlusives et les sonantes nasales ? Pourquoi réunir les sifflantes et les autres fricatives, ainsi que les glides, dans une seule série de « spirantes » ? Pourquoi les liquides sont-elles classées séparément ? Ces classes naturelles répondent-elles à des impératifs théoriques et sont-elles disposées de la sorte de manière à rendre compte de phénomènes observables dans l’évolution diachronique ? On remarquera également que le dispositif de description du lieu d’articulation est gradualiste, très compartimenté dans la partie coronale, distribué entre dental, alvéolaire, alvéopalatal et palatal. Il en résulte une corrélation de contrastes (alvéo)palataux, davantage qu’une corrélation de palatalité. Le système est très symétrique, avec des ordres assez équilibrés, entre 3 et 5 unités, sauf pour l’ordre proprement palatal, qui ne contient que /j/. On suppose une opposition de durée en position intervocalique pour les occlusives, mais Décsy rejette cette hypothèse en raison du faible rendement fonctionnel dans cette position : p = 4 %, t, k = 8 % du corpus de 470 entrées de l’EUW. Sinon, la plupart des consonnes intervocaliques sont des sonantes.

Je propose de reclasser et de reconfigurer les ordres (les points d’articulation ou traits de place ou lieu) et les séries (les classes de mode d’articulation ou de manière) ainsi que les catégories qu’on appelle aujourd’hui en géométrie des traits (Clements, 1985 ; Mota, 1996) traits de racine des représentations phonologiques segmentales, comme sonant (sonantes nasales et orales), approximantes (regroupent les sonantes non nasales, notamment les liquides et les glides), comme en T-4. Selon ce modèle, les obstruantes (occlusives et fricatives) se définissent par défaut en fonction du trait catégoriel [-sonant], tandis que les sonantes se divisent en deux sous-classes naturelles : [+sonant [-approximantes]], qui sont les sonantes nasales, et [+sonant [+approximantes]], qui regroupent les sonantes orales, naturellement proches des segments vocaliques mais également capable de se durcir en ostruantes selon les aléas de la variation contextuelle. Ces catégories et ces traits sont mieux adaptés aux phénomènes que je décrirai dans l’examen des faits de langue qui va suivre.

T-4

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J’ai indiqué en caractères gras les catégories et les segments modifiés ou réinterprétés. J’ai choisi notamment de décrire les alvéopalatales signalées dans la transcription phonologique par une apostrophe (c’, s’, n’, l’, etc.) en fonction de la théorie des laminales palatales de Miletic’-Zec (Miletic’1963, Amanda Miller-Ockhuizen & Draga Zec, 2003), fondée sur l’observation de phonèmes équivalents en serbo-croate, qui correspondent, pour les obstruantes, à ce que j’ai pu observer sur le terrain mordve, où des réflexes conservés de *ć et *s’, mais aussi z’, sont conservés ou développés. Ces auteurs ont proposé une théorie des affriquées palatales c’, d, versus č et dž en serbo-croate qui fait intervenir trois critères de contrastes pour ces deux ordres d’alvéopalatales :

- place : intervale préocclusif palato-alvéolaire augmenté (č) versus réduit ou diminué (c’),

- mode de contact lingual : convexe (č) versus concave (c’),

- protrusion labiale (č) versus étirement (c’).

Je résumerai ces caractéristiques en fonction de la hiérarchie de naturalité ou des conditions de marquage phonologique, adaptée en T-5. :

T-5

Hiérarchie de marquage de spécification des obstruantes coronales [±cont [±avant]], d’après la théorie des laminales palatales Miletic’/Zec

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J’ai introduit ces trois critères dans le tableau remanié des proto-phonèmes ouraliens en T-4. Ce remaniement a, cette fois, de fortes implications théoriques : il recadre le système ouralien dans un système de classes phonologiques naturelles qui distingue deux catégories de sonantes (nasales et orales, ou « approximantes ») et qui spécifie les sous-classes de coronales en fonction de critères de spécification de place et de traits secondaires (concavité, étirement) pour les alvéopalatales. Cela permet d’y voir plus clair et de simplifier la description et l’explication des processus diachroniques supposés. Nous disposons désormais de catégories simples et univoques, si bien que nous pouvons maintenant examiner les données étymologiques, en déclinant les processus phonologiques pour aboutir aux contraintes générales qui en rendent compte. Suivant la logique de suivre le corps de connaissances élaboré par le comparatisme ouralien classique, la « Textbook Interpretation » revisitée par Angela Marcantonio, je reprendrai à un manuel universitaire finlandais (Häkkinen, 1985) une grille d’étymons.

T-6

Matrice étymologique (Häkkinen, 185 : 21 et sgg.)

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T-7

Matrice étymologique (Häkkinen, 185 : 21 et sgg.) et réflexes dans les langues modernes

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Finnois = F, Saame-Nord = S, Erza-Mdv. = E, Mari oriental = M, Komi = K, Oudmourt = U, Mansi = Ms, Hanti = H, Magyar = Mgy, Yurak samoyède = Y.

3.2. Evolutions de modules du consonantisme proto-ouralien

3.2.1. Oppositions apico-laminales

L’examen de la structure de l’inventaire du proto-ouralien reconstruit ci-dessus avait montré l ‘existence supposée d’une classe complexe de coronales, divisée entre coronales antérieures simples (*t, s), coronales antérieures laminales concaves étirées (*c’, *s’, *’) et coronales prépalatales (le trait [-avant] spécifiant le lieu d’articulation coronale) convexes arrondies (č, S). Ces unités sont des pièces importantes du jeu d’échec que constitue cet inventaire reconstruit. Voyons comment ces pièces ont bougé dans le système a posteriori, au regard des faits de langues contemporains. Les mots témoins de la matrice étymologique seront s’ilmä, *ćolme, *s’ü’e, šingere, *kečä (l’oeil, le noeud, la braise, la souris et le cercle).

En saame, on observe la fusion et la neutralisation palatale apicale ou mixte de la classe laminale {s’, c’} : *s’, *c’ > tj, č’, č, soit une délaminalisation palatale, qui favorise la convergence des réflexes en affriquées palatales éventuellement yodisées (č’), tandis que l’affriquée palatale apicale se dépalatalise : *č > ts. Ces obstruantes restent toutes des coronales, et l’affrication se maintient ou étend son inventaire. Il s’agit donc d’un système plutôt « conservateur », mais qui introduit des innovations par neutralisation d’oppositions ordinales (laminales versus apicales) et généralisation de séries (les affriquées). En mordve erzja, l’affriquée apico-palatale se désaffrique également, comme en saame, sans se dépalataliser pour autant : *č > š. Les laminales se conservent, maintenant la symétrie des deux classes d’alvéopalatales. /s/ ne se palatalise pas comme en saame (outre l’affrication) et en mari, langue pourtant proche « génétiquement ». En komi (permien) comme en mordve, les deux sous-classes apico-laminales se maintiennent. L’affriquée palatale tend à se voiser : *č > dz. En mari, en revanche, la tendance à la désaffrication et à la délaminalisation palatale s’affirme : *s’ > š, *c’ > s, tandis que l’affriquée palatale se maintient, de manière asymétrique aux événements précédents, qui faisaient bouger l’affriquée palatale et remaniaient les laminales sans complètement les neutraliser. On assiste cette fois à la neutralisation de la sous-classe d’oppositions apico-laminales. La laminalité n’a été qu’en partie réinterprétée comme palatale : *s’ > š, mais *c’ > s par désaffrication apicale aboutissant à une dépalatalisation. En finnois et en fennique en général, les pièces bougent en fonction de deux critères : complexité coronale tendant à se simplifier et à converger sur le terme le moins marqué (*s’, *s > s), et continuité, où la réduction des affriquées alvéopalatales, laminale et apicale, procède par dépalatalisation simple (*c’ > t, *č > ts). On peut parler de primarisation coronale antérieure des affriquées, avec désaffrication [-continu] et dépalatalisation généralisée.

Les faits obougriens et samoyèdes, en revanche, présentent une nette rupture, et le phénomène majeur semble tenir, a posteriori, dans une asymétrie évolutive très marquée du point de vue de la naturalité phonologique, qui fait que les sons complexes se maintiennent (en hanti : *s’ > s’, *c’ > tj, s’, *č > č), mais que les sons simples, contre toute attente, changent radicalement de catégorie du point de vue des critères de continuité (*s > t) et de consonanticité (*s >l, j). En hanti, la palatalité tend à se réduire, mais la laminalité se maintient. Les deux classes de coronales en contratse, laminales et apicales, éclatent en cinq sous-classes : 1) sifflante{s}, 2) mi-occlusive palatale{č}, 3) obstruantes laminales {tj, s’}, 4) occlusive coronale {t}, 5) approximantes {l, j}. En obougrien comme en samoyède, c’est /s/, le segment théoriquement le moins marqué, qui se transphonologise le plus : *s > t, l, j. Plusieurs processus seraient susceptibles de décrire le phénomène :

  1. désibilation latérale

  2. approximantisation

  3. primarisation.

Or, le changement *s >...> t, l est coûteux en dérivations diachroniques (*s > sh > th > tl > l, t).et s’analyse en cinq phases graduelles dans la littérature décrivant le nœud ougrien selon le deuxième postulat comparatiste (reconstructibilité séquencée) : *s > sh => palatalisation, sh > th => laminalisation interdentale (antériorisation), th > tl => affrication latérale de la laminale interdentale, tl > l => voisement de l’affriquée latérale : désaffrication latérale, tl, l > t => délatéralisation. D’un point de vue catégoriel, phonologique, sans tenir compte des étapes intermédiaires, cette phénoménologie s’analyse en deux séries de processus : a) * s > t =>primarisation, b) *s > l, j => approximantisation latérale et palatale. En samoyède, la tendance est aux évolutions symétriques regroupant deux classes de proto-phonèmes : *s, *s’ > s, *s, *č > t. La neutralisation de l’opposition apico-laminale est complète, et les deux classes graduelles de place sont réduites à deux classes majeures de manière sur le trait [  continu]. Du point de vue du trait de place [coronal] , les deux termes les moins marqués par excellence, /s/ et /t/, participent de ce processus de primarisation. Ces phénomènes obougriens et samoyèdes ne sont pas limités à la position intervocalique comme dans la matrice d’étymons ci-dessous : ils sont si réguliers et ubiquistes que la connaissance de ces règles facilite grandement la lecture des grammaires et des textes de ces langues pour le spécialiste qui connaît les autres langues. Il ne s’agit pas de processus locaux et périphériques dans le lexique et la grammaire, mais bien de correspondances très productives dans les langues en question.

L’ensemble des phénomènes observés tendent à réaménager, simplifier, ou neutraliser la palatalité, et peuvent se résumer en une tendance à la résolution de la corrélation de contraste d’antériorité et de laminalité des obstruantes du proto-ouralien par dépalatalisation et primarisation, comme en T-8.

T-8

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3.2.2. Occlusives

Le tableau 7 (T-7) permet d’observer l’évolution de la série d’occlusives p, t, k à partir des étymons pesä, pure, kala, kota, vete (le nid, mord, poisson, maison, eau). Bien entendu, ces seules formes ne suffisent pas, dans la mesure où les occlusives sont particulièrement sensibles au contexte, qui conditionne le degré de force, et donc, d’intégrité du complexe de traits phonologiques de tension (position forte ou fortis : initiale absolue, attaque postconsonantique, finale, versus position faible ou lenis : intervocalique et coda préconsonantique). Ces paramètres sont un des grands acquis du modèle néogrammairien, qui préfigure la notion de distribution complémentaire du structuralisme et du fonctionnalisme praguois. Le tableau 8 (T-8) rassemble les processus observables pour ces diverses positions. On notera que le saame a innové par une mutation consonantique qui va à l’encontre des contraintes universelles (initiale fortis et médiane lenis) sous forme d’harmonie consonantique de sonorité à l’échelle du mot par lénition des occlusives initiales et fortition des consonnes médianes, notamment par gémination (*pesä > bessä, kota > goatte, kala > guolle) ou renforcement de groupe consonantique (*s’ilmä > čâl’bme), et la lénition par approximantisation des occlusives intervocaliques est un phénomène notable dans l’ensemble volgo-permien (*s’epä > mari šüj, komi s’ïli, oudmourt s’il). Les modalités palatale, labiale et latérale de l’approximantisation varient selon les spécifications de lieu de l’occlusive lenis, et selon les langues (cf. T-9, complété avec des informations externes au tableau 7).

T-9

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A la différence de l’échelle de primarité diachronique de Décsy, dont j’ai signalé les biais, je propose d’ordonner les processus observés dans le tableau 7 dans une matrice de contraintes formulées de manière plus neutre, en terme de conditions de marquage, ou de naturalité. Les contraintes sont déclinées de 1 à 5. Selon la contrainte EQUID >> MAX Lieu C en T-10.1, les systèmes consonantiques tendent à répartir de manière relativement équidistante les points d’articulation, plutôt que d’utiliser de manière maximale les multiples points d’articulation possibles. Cette contrainte disqualifie le système complexe d’articulations coronales décrit en T-5 et favorise la simplification d’un tel système, ou sa restructuration faisant appel à diverses stratégies (dont la dépalatalisation et l’approximantisation). La contrainte [-son][-voisé]>> [+approx] en T-10.2 concorde avec l’universal Uph.5 (T >> D) et avec les contraintes de condition de marquage de Calabrese (1992), et stipule que les occlusives sourdes sont préférées dans les langues aux occlusives voisées, davantage marquées. Les occlusives voisées et font intervenir de multiples critères : activité laryngale, durée (elles sont généralement plus brèves que les sourdes sans être nécessairement voisées en dépit de l’impression auditive (Lavoie, 2000), et leur tension est variable, tendant à la spirantisation. La contrainte [-son] [-voisé] >> [+approx] en T-10.3 énonce que les systèmes consonantiques ont généralement davantage d’obstruantes et de sonantes nasales que d’approximantes, autrement dit, on trouve davantage de consonnes occlusives et fricatives et sonantes nasales que de liquides et de glides, et limite le changement catégoriel qui transforme des obstruantes en approximantes (t, d > l, r, j ; p, b > w). La contrainte [dorsal] [-son] [-cont] >> [+cont] en T-10.4 favorise les occlusives dorsales (k, g) à leurs équivalents fricatifs (x, ) dans les inventaires des langues du monde, et signale que la spirantisation des dorsales est moins spontanée ou aisée que d’autres phénomènes (comme, par exemple, leur palatalisation devant voyelles antérieures). Enfin, [cor] [avant] >> [cor] en T-10.5 est une contrainte qui rend compte du fait que dans un grand nombre d’inventaires consonantiques des langues du monde, les articulations alvéolaires, ou « coronales », associent deux types d’obstruantes, antérieures non palatales et prépalatales ou palatales de manière relativement stable. De ce point de vue, la dépalatalisation finnoise peut être considéré comme un phénomène radical, de même que le cycle consonantique samoyède envisagé plus haut (qui n’empêche pas le développement de palatalisations contextuelles plus récentes, notamment l’harmonie syllabique palatale, comme en russe). Les astérisques * signalent que le processus en abscisses enfreint la contrainte universelle. Les processus en question, de palatalisation laminale, d’approximantisation ou de désapproximantisation, de mutation consonantique,

T-10

Classement des phénomènes en fonction de contraintes : obstruantes ouraliennes

Classement des phénomènes en fonction de contraintes : obstruantes ouraliennes

Avec un tel dispositif de contraintes, ce sont surtout trois traits – [approximante], [voisé], [continu] -, rendant compte de trois facteurs, approximanticité, voisement, continuité, qui relèvent tous trois de l’échelle de sonorité, qui dominent. Les valeurs spécifiantes, comme la palatalité apparaissent secondaires, dans cette option, aux valeurs de saillance perceptive (fractionnement des résonateurs => EQUID.lieu C >>) et de sonorité (économie aérodynamique et articulatoire). D’autant plus que la palatalité, si elle ne se maintient pas comme en mordve et dans les langues permiennes et obougriennes (ouralien central), tend à se résorber dans le deuxième (ouralien périphérique européen et sibérien-samoyède), et devient un épiphénomène secondaire. Le paramètre du coda licensing est repris à J. Kaye (Kaye, XX) : il s’agit, pour le fennique, du contrôle de l’attaque de la syllabe thématique par une coda suffixale, par lénition ou affaiblissement consonantique sous différentes formes : voisement ou spirantisation ou amuïssement d’attaques intervocaliques (pata = « marmite », au nominatif versus pada-n, para-n, pala-n, paa-n, poa-n, pua-n, au génitif-accausatif), et un grand nombre d’autres modalités de lénition observables dans les réseaux dialectaux finnois, carélien et estonien (moins dans ceux du live et du vepse). Q2 et Q3 notent ici l’opposition entre les deux durées longues de l’estonien dans les schèmes syllabiques, ou gabarits complexes tels que CVCCV, subsumés ici en gabarits universaux CVCV dans le schéma. Les regroupements qui en résultent, implicites en T-10 et explicites en T-11, diffèrent notablement de l’arbre généalogique présenté au début de ce survol du domaine.

T-11

Paramètres de la plosion, occlusives

Paramètres de la plosion, occlusives

4. Perspectives ouvertes par les « véhicularistes » : Wiik, Künnap

Une des tendances signalées par Marcantonio du renouvellement du paradigme ouraliste est l’approche aréaliste et véhiculariste de Kalevi Wiik et d’Ago Künnap. Kalevi Wiik, professeur de phonétique à l’université de Turku, a en effet marqué l’ouralistique et notamment la fennistique des années 1990 par diverses contributions très novatrices sur l’harmonie vocalique dans les langues fenniques et turques ainsi que sur le contact de langues dans l’aire baltique, qui ont projeté une lumière nouvelle sur les lois phonétiques dans les langues fenniques – en appliquant notamment la loi de Verner à la mutation consonantique par coda licensing en fennique, et en montrant les mécanismes de résorption de l’harmonie vocalique en estonien et en vepse. Ces travaux novateurs, qui proposaient une relecture de faits acquis dans le paradigme et une intégration des faits de langues dans un cadre de linguistique générale en tirant le meilleur partie de la variation dialectale, comptent parmi les avancées les plus stimulantes et les plus novatrices depuis les travaux de Lauri Posti sur le live et de Janhunen sur le samoyède nenets. Mais, à partir d’un ouvrage de visée interdisciplinaire très ambitieuse sur l’évolution des langues de la Volga et des contacts avec les langues qui se sont succédées dans le bassin de la Volga (aussi bien indo-iraniennes que turco-tatares et slaves), la pensée de Wiik s’est orientée résolument vers une approche de moins en moins centrée sur les faits de langue, et de plus en plus nourrie par l’histoire, la génétique et l’archéologie, comme une « nouvelle synthèse » issue de l’ouralistique. Ces travaux ont rejoint ceux d’Ago Kunnap, un linguiste estonien de grand renom à qui on doit la description de langues ouraliennes de Sibérie, et de précieux documents de terrain sur le kamasse (samoyède méridional). Avec la fin de la guerre froide et l’essor du souverainisme de nombreux peuples ouraliens, souvent limité à des élites recrutées en partie chez les linguistes et stimulé par un estonien d’Amérique candidat aux présidentielles en Estonie, Rein Taageperä, une tendance manifeste s’est fait jour tendant à éclairer les langues ouraliennes d’une nouvelle interprétation archéologique leur restituant ou leur conférant une véhicularité passée en tant que lingua franca du nord de l’Europe. Pour ces auteurs, il est désormais de plus en plus accepté que les langues ne naissent pas seulement par divergence (approche classique des généalogistes et des comparatistes), mais aussi par convergence (linguistique « aréale » de contact). En fait, la glottogenèse est souvent le résultat de la conjonction de ces deux tendances associées de manière variable : divergence généalogique et convergence aréale. Wiik propose de transposer à la linguistique le modèle de diffusion de l’agriculture proposé par l’archéologue Marek Zvelebil (1996 : 324-325) :

Phase 1, de disponibilité du modèle agricole (les populations alentour connaissent l’existence de l’agriculture et échangent avec des agriculteurs, mais restent chasseurs-cueilleurs)

Phase 2, de substitution (les techniques agricoles remplacent les techniques de chasse et de cueillette)

Phase 3, de consolidation (la population anciennement dépendante de la chasse et de la cueillette devient entièrement dépendante de l’agriculture).

La transposition au domaine linguistique se comprendrait comme suit :

  • Phase 1. La phase de la Lingua Franca : la langue du noyau ou du centre d’une aire culturelle est connue et utilisée par les populations périphériques comme lingua franca, qui n’en abandonnent pas pour autant leurs langues locales.

  • Phase 2. Phase de substitution : la lingua franca consolide son influence et devient la principale langue dans quelques régions de l’aire périphérique.

  • Phase 3. Phase de consolidation : assimilation linguistique et homogénéisation dialectale, tant au centre qu’à la périphérie. La frontière de la lingua franca avance, celle des langues et des variétés périphériques recule. Noyau et périphérie se redimensionnent.

Ces auteurs préconisent donc une reconstruction sociolinguistique d’un contact préhistorique qui aurait trop longtemps été ignoré des linguistes occidentaux et russes sous la pression des idéologies hégémonistes : les « anciennes linguae francae », ou les « linguae francae préhistoriques ». Suivant le modèle esquissé plus haut, l’Eurasie se serait divisée en trois à époque préhistorique : une zone périglaciaire au nord de chasseurs de mammouths (aire de la lingua franca finno-ougrienne), une zone atlantique de chasseurs de cervidés (aire de la lingua franca basque ou euskarienne), une zone intermédiaire fondée sur d’autres systèmes de subsistance : future aire de la lingua franca indo-européenne.

Je ferai à ce sujet trois remarques sur ce modèle, qui se caractérise par trois orientations qui représentent trois biais possibles inhérents au comparatisme :

  • Diffusionnisme : il s’agit d’un modèle essentiellement diffusionniste. Existe parallèlement en linguistique de contact sous d’autres termes davantage adaptés aux systèmes sémiotiques ou aux langues, dans la mesure où les coordonnées (rayonnement, superposition, implantation, importation) sont susceptibles d’être nuancées ou croisées : phase de disponibilité = rayonnement, phase de substitution = superposition, phase de consolidation = implantation.

  • Centrifugisme ou aréologisme : l’opposition centre/périphérie et centripète/centrifuge est centrale dans ce modèle, mais reste sous-déterminée sur le plan externe (économique, social et culturel).

  • Faible empirisme : bien que Kalevi Wiik ait commencé son œuvre avec une thèse magistrale en phonétique contrastive finnois-anglais, ses connaissances en sociolinguistique et en contact de langues sont principalement livresques.

C’est dans cette perspective déconstructive et critique que le débat véhiculariste prend sa pertinence, en revanche, la communauté scientifique internationale doit rester vigilante quant aux présupposés d’hégémonie projetée et reconstruite (dans la mesure ou la véhicularisation implique ou peut impliquer une asymétrie de pouvoir glottopolitique). Il serait regrettable de voir les élites des peuples finno-ougriens substituer, à l’hégémonie historique germano-slave dont ils ont été victimes de manière avérée, une hypothétique hégémonie finno-ougrienne projetée dans un passé préhistorique.

5. Conclusion

  • Le comparatisme ouralien, ou paradigme de l’ouralistique, se caractérise à mon sens par cinq coordonnées épistémologiques :

« Vénérabilité » du paradigme : la finno-ougristique ou l’ouralistique est un paradigme aussi ancien que le comparatisme indo-européen ; l’apparentement date même d’avant les découvertes de la parenté indo-européenne. Paradoxalement, cette « vénérabilité » de la discipline ne la rend pas exempte de questionnements et de remise en cause de ses classements génalogiques et typologiques.

  • « L’archipel » ouralien : le domaine empirique ouralien est un des plus éclatés et discontinus sur le plan géographique et politique, avec des conséquences fortes sur les modalités d’interférence structurale avec d’autres langues, notamment indo-européennes et altaïques, et sur le tissu sociolinguistique.

  • Introspection nationale et exploration altruiste : un grand avantage de ce champ de recherches est que les traditions de linguistiques nationales de trois Etats européens (Hongrie, Finlande, Estonie) ont développé une introspection métalinguistique sur leurs langues respectives, mais aussi sur les langues apparentées situées dans l’ensemble russe, entrant en concurrence avec la linguistique russe des « nationalités » et des minorités linguistiques, avec des divergences de points de vue et de méthode.

  • Entre alignement, renouvellement et rétrospection spéculative la situation périphérique de ce domaine linguistique, aux marges de l’Europe et dans la « zone gelée » de la guerre froide ainsi que la relativement longue continuité de ce paradigme ont favorisé une adaptation constante de ses approches et des méthodologies en vigueur. Comparatisme, structuralisme et fonctionnalisme, géolinguistique, quantitativisme, typologie et générativisme se sont succédé au cours des deux derniers siècles tout en se greffant sur une tradition de recherche stable et sur une très solide pratique empirique (la grande majorité des chercheurs sont des linguistes de terrain chevronnés). Suite au « dégel » de l’après-guerre froide, une tendance à une remise en cause de nombreux postulats de la discipline a émergé, entre … déconstructivisme et véhicularisme.

  • Pluralisme structural et théorique ou idéologique. Une conclusion d’ordre générale est que, tant sur le plan de l’analyse de la structure que dans le champ de l’histoire des idées, les réalités et les « vérités » ne sont non pas uniques mais plurielles. Le généalogisme gêne par son monisme et son métaphorisme naïf (la source ou origine unique et la métaphore maternelle : la « langue-mère »). Le pluralisme, qui peut également déranger ou inquiéter par ses effets de dispersion ou d’atomisation n’en reste pas moins une condition du progrès dans un champ de recherche.

L’objectif principal de cette contribution est de suggérer que l’avenir du paradigme de l’ouralistique tient à la fois dans la richesse de ses ressources en données linguistiques et en travaux descriptifs et théoriques, et dans une intégration épistémologique dans la linguistique générale et théorique – tandis que je reste très sceptique envers les tendances spéculatives telles que le véhicularisme de Kalevi Wiik et d’Ago Künnap. Nous avons, dans ce qui précède observé en tant qu’étude de cas les phénomènes de la famille de contraintes de primarisation à partir du construit que représente le proto-système consonantique, obstruantes et sonantes). Une poignée de contraintes universelles régit l’inventaire supposé pour les proto-dialectes des langues ouraliennes modernes : a) équidistance de place/lieu en CO, b) alternance de sonorité par lénition voisée ou spirante, c) lénition à proprement parler par approximantisation d) neutralisation lexicalement distribuée de traits de lieu et de manière (continuité). On utilise dans un premier temps des familles de processus qu’on réduit en contraintes optimales. On remplace les arbres et la classification binaire établis d’ordinaire sur la base de processus phonologiques et de chaînes de changements diachroniques, par des contraintes en GU/PhU (Grammaire Universelle, Phonologie Universelle). On établit des matrices de contraintes dans lesquelles les langues se distinguent par leur manipulation de ces facteurs d’économie structurale. Dans les familles de processus, nombre de règles sont finalement atomistes et relèvent de phénomènes plus généraux intervenant sur les hiérarchies fondamentales de saillance et de sonorité (substance sonore). Toutes les neutralisations ne sont pas forcément des primarisations de sons complexes, mais beaucoup d’entre elles le sont, comme c’est le cas dans les langues ouraliennes. L’approximantisation (*s > l, j ; *p > j, *k, N > w) est l’une des principales manifestations de la tendance à primariser des complexes de traits segmentaux de la complexité initiale supposée dans le proto-réseau dialectal (cette remarque converge avec Lavoie (2000), qui suggère que l’approximantisation est la lénition par excellence).

Le domaine ouralien, bien que tout aussi éclaté et discontinu géographiquement que le domaine indo-européen, voire encore bien davantage, est structuralement plus compact que ce dernier, et reconstruit de manière plus cohérente sur le plan typologique. Ce domaine oscille entre plusieurs pôles de modèles reconstructifs : d’un côté la tradition finlandaise, qui privilégie la valeur de preuve du finnois et du same, et a exploré en particulier un autre domaine périphérique, le samoyède ; de l’autre côté, la tradition hongroise et est-allemande, qui a exploré les langues de la Volga et ob-ougriennes et se trouve tiraillée entre modèle volgaïque et modèle ob-ougrien. Les pôles de continuité œuvrent comme champs heuristiques aussi bien que comme miroirs aux alouettes. L’approche localiste a été privilégiée par les Finlandais et les Allemands de l’est, tandis que les Hongrois, en particulier Gyula Décsy, ont privilégié, comme Greenberg, une approche universaliste et typologique pour la reconstruction du proto-ouralien. La théorie de Gyula Decsy en particulier se réclame du projet nostratique, familier à certains indo-européanistes, et affilié au projet eurasiatique de Joseph Greenberg. Or, cette approche qui se veut pourtant universaliste et typologique perd cependant cet avantage en raison d’un manque d’intérêt pour le comparatisme empirique dans toute sa rigueur, et utilise certains outils et certains points de vue qui ne sont pas forcément les plus adéquats et les plus novateurs, tandis que d’autres pistes ouvertes par la recherche sur la diversité des langues, comme la théorie des conditions de marquage, restent sous-exploitées.

Une approche systémique cohérente sur un domaine précis, tel que la famille ouralienne, permet d’envisager ensuite l’intégration des données de cette famille dans un ensemble plus vaste, à la manière d’une progression en spirale. Au-delà de la tentation nostratiste ou eurasiatiste, ou du véhicularisme ouralien, c’est tout le paradigme du comparatisme classique qui tend à se fourvoyer avec ces formes de « nouvelle synthèse ». Qu’en est-il, par exemple, du dispositif comparatiste et typologique monté par Joseph Greenberg pour faire émerger une entité génétique de grande ampleur : l’eurasiatique ? La méthode de Greenberg est-elle rigoureuse ? En apparence, oui. L’enquête sur les données grammaticales est fouillée et on voit que l’auteur maîtrise bien la littérature des divers domaines qu’il orchestre dans une même quête de la continuité génétique - donc, de la filiation, davantage que du contact aréal. Mais on retrouve les mêmes biais que chez un nostratiste comme Guyla Décsy : la preuve par domaine périphérique est cette fois l’eskimo/inuit. La comparaison phonologique se limite à quatre variables et se fait hors de toute vision d’ensemble, hormis la partie consacrée à l’harmonie vocalique et ses différents paramètres [ pharyngal,  haut,  avant,  labial]. Puis nous retrouvons une variable analogue à celle des laryngales indo-européennes : une laryngale postvocalique, et deux variables mineures, auxquelles une grande importance est pourtant donnée : les deux types de rhotiques, et la nasalisation des occlusives coronales finales en eskimo. En outre, la comparaison morphologique aboutissant à l’eurasiatique restitué donne un système étrange, où l’absolutif côtoie l’ergatif, et où une collection de faits, par ailleurs maniés de main de maître, aboutissent davantage à un catalogue qu’à une théorie unifiée nous donnant à voir un système commun probable. L’édifice est ainsi compromis par l’atomisme de la démarche, qui ne permet pas de juger si les faits mis en relation ou en équation sont en effet comparables ou pas. Le flou catégoriel, l’absence de synthèse théorique ou de dispositif un tant soit peu formel permettant d’observer et de comprendre mieux les mécanismes de changement et la nature des continuités, laissent une impression mitigée.

Le problème n’est pas tant de savoir quelle famille est affiliée à telle autre sur un territoire déterminé, aussi vaste et compact soit-il que l’Eurasie (en effet très compact, comparé à la situation de l’archipel linguistique austronésien par exemple, ou à celle de l’Amérique, étranglée en son centre par un étroit goulet). Il est très probable que la plupart des langues et familles de langues parlées en Eurasie sont apparentées, hormis les langues sino-tibétaines, et que les familles turco-mongole ou altaïque, indo-européenne, ouralienne, eskimo-aleute et toungouse relèvent d’une origine commune. Mais chercher à reconstruire un proto-eurasiatique a-t-il un sens, sinon que dans une perspective non pas de génétique linguistique, mais plutôt de linguistique générale, afin de montrer les contraintes qui définissent et limitent, mais aussi stimulent en se croisant entre elles, une continuité de structure phonologique, morphologique et syntaxique ? Enfin, en quoi cette phénoménologie diffère-t-elle de celle des langues caucasiennes (laissées en dehors de cette étude, alors que les matériaux comparatifs abondent), ou du basque, ou des langues niger-congo, dont Greenberrg fut même l’un des inventeurs de la dénomination ?

En s’ingéniant à trouver des correspondances et en maniant les données linguistiques de domaines aussi différents que l’eurasiatique et l’amérindien, rien n’empêcherait d’arriver aux mêmes conclusions, pour la simple raison que, paradoxalement, le dispositif analytique de Joseph Greenberg n’est pas assez contraint. Lui qui fut un des plus grands théoriciens de la typologie linguistique du XXè siècle, voilà qu’il nous livre là une œuvre remarquable de comparatiste, avec la méticulosité du comparatiste à mettre en regard les formes, mais sans la rigueur de raisonnement, de réserves et le souci de cohérence théorique du comparatiste. Il nous livre une magnifique collection de faits mis en relation entre eux, mais sans théorie des structures et des mécanismes dynamiques qui justifient ces rapprochements. Le résultat est donc à la fois encourageant (car on voit clairement que s’ouvre là une piste de recherche fructueuse pour la connaissance du fonctionnement des langues du monde dans leur processus de diversification et de continuation structurale) et décevant, car, sans théorie et sans doute permanent, les correspondances entre les faits perdent toute la profondeur qu’on attend d’eux dans une telle tâche.

Ce n’est pas l’existence d’un construit historique et scientifique plus ou moins vérifiable tel que l’eurasiatique ou le nostratique qui pose problème. C’est plutôt la question de savoir si ce construit n’est pas méthodologiquement erroné, et si les forces qu’il mobilise pour sa reconstruction et sa validation ne sont pas retirées à d’autres champs de recherche plus prometteurs, mieux maîtrisés méthodologiquement, où nous sciences pourraient trouver un observatoire, une méthode et des objectifs communs.

Enfin, une remarque comme point d’orgue : la régularité des changements phonétiques et le lexique commun entre langues ouraliennes invalident impitoyablement la thèse d’Angela Marcantonio, qui s’est pourtant efforcée de les réfuter comme un bon comparatiste s’efforcerait de réfuter des thèses macrocomparatistes mal étayées. Marcantonio applique à un groupe bien étayé un travail de sape avec le même souci de la falsification qu’un comparatiste classique face à des dérives macrocomparatistes. Même s’il y a erreur de cible, et donc aporie, il y a application (mécanique, voire mécaniste) d’une méthode. Tant que la méthode reste un moyen, elle est féconde. L’erreur consiste à la prendre pour une fin. Il en va de même de la posture postmoderniste, réflexive, relativiste et déconstructiviste : elle est un moyen heuristique de revisiter et reconsidérer des construits – parfois par ailleurs très robustes. Pas une fin en soi.

BEEKES, Robert S. P., 1995 : Comparative indo-european linguistics : an introduction (trad. anglaise), John Benjamins, Amsterdam.

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Jean Léo Léonard

EA 4509 (STIH), Université Paris-Sorbonne

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