L’œuvre d’art et la reproduction technique

Recréation poétique et refiguration esthétique

Hanae ABDELOUAHED

p. 9-32

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Hanae ABDELOUAHED, « L’œuvre d’art et la reproduction technique », Aleph, Vol 6. (2) | 2019, 9-32.

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Hanae ABDELOUAHED, « L’œuvre d’art et la reproduction technique », Aleph [En ligne], Vol 6. (2) | 2019, mis en ligne le , consulté le 29 mars 2024. URL : https://aleph.edinum.org/1816

L’invention des nouvelles technologies (cinéma, photographie, numérique) a entraîné une mutation concernant la conception d’une œuvre d’art. L’influence n’a pas seulement touché sa poïesis, ses dispositifs de création, mais aussi son esthésis au niveau de la réception. Le texte littéraire, à l’instar d’une œuvre d’art, se trouve ouvert sur de nouvelles formes, de nouveaux discours. L’acte de lecture procède par une « refiguration » qui met l’accent sur les techniques à partir desquelles une œuvre se rend communicable, techniques repérables dans l’œuvre elle-même. Hans Robert Jauss infléchit le concept de la lecture vers celui de la réception comme un critère de la valeur de l’œuvre créant un écart esthétique entre l’attente et l’expérience. Quelles nouvelles relations sont forgées alors entre la production esthétique d’une œuvre d’art et sa perception collective ? Umberto Eco considère tout texte comme incomplet à actualiser : en s’ouvrant sur l’œuvre, l’auteur cherche à saisir une réalité plus complexe et plus fuyante ou même s’ingénie à représenter la fuite du sens et l’impossibilité de la saisie. Il existe dans ce rapport une dimension fondamentalement critique, feindre se rallier à la forme close pour mieux la faire éclater de l’intérieur. Inscrite dans le flux et l’inachèvement cultivant même une doxographie qu’elle s’applique afin de reconnaître le texte et sonder les perplexités et les abîmes du sens, l’œuvre ouverte se prive des assurances ou des consolations que procurent les figures de la discontinuité et de l’inachèvement (Paul Valéry). Toutefois, le fait de refuser au texte sa clôture entraîne le risque de non-sens. Il appert que les actes d’écriture et de lecture du texte sont fondés sur deux piliers : collaboration et ouverture. La collaboration rallie d’autres instances liées corrélativement à certaines structures qui participent à la construction du texte. Quant à l’ouverture, elle regorge de complexité et de prolixité : n’est-elle pas génératrice d’une crise épistémologique dans la mesure où l’immanence du texte littéraire, comme de toute autre forme d’œuvre d’art, est devenue incapable d’assurer sa survie et son aura ? En contrepartie, cette querelle épistémologique autour du statut de l’œuvre d’art à l’ère de la reproduction technique n’ouvre pas des brèches pour ces nouvelles formes de médiation dans le champ de la critique littéraire ? Ne réduit-elle pas, d’une façon ou d’une autre, l’art à un simple objet utilitaire ?

The invention of new technologies (cinema, photograph, numerical) drew away a mutation concerning the conception of a work of art. Influence not only touched its poïesis, its devices of creation, but also its esthésis at the level of reception. The literary text, following the example of a work of art, thinks it is opened on new forms, new speeches. The act of reading goes about things by « Refiguration » who puts the emphasis on techniques from which a work becomes communicable, techniques that can be spotted in very work. Grunts Roberts Jauss softens the concept of reading towards that of reception as criterion of the value of the work creating an aesthetic distance between waiting and experience. What new relations are then forged between the aesthetic production of a work of art and its collective perception ? Umberto Eco considers any text as incomplete to be updated : by opening with work, the author tries to grab a more shifty and more complex reality or even hard to represent the escape of sense and impossibility of seizure. There is in this report a fundamentally critical dimension, to pretend to join form closed to make it better burst inside. Having registered in the flux and the incompleteness cultivating even a doxographie as she is applied to admit the text and to poll confusion and abysses of sense, opened work loses insurance or solace which give the faces of discontinuity and of incompleteness (Paul Valéry). However, fact to refuse its fence the text draws away the risk of nonsense. He appert that the acts of writing and of reading of the text are founded on two pillars : collaboration and opening. The collaboration rallies other linked authorities corrélativement in some structures which participate in the building of the text. As for the opening, she is packed with complexity and with diffuseness : isn’t she generative of an épistémologique crisis as much as the immanence of the literary text, as in quite other form of work of art, became unable to assure its survival and its aura ? In compensation this quarrel épistémologique around the status of the work of art in the epoch of technical reproduction does not make holes for these new forms of mediation in the field of the literary criticism ? does not she reduce art, somehow, to a simple utilitarian object ?

شكل اقتحام التكنولوجيا و المجالات الجديدة التي افرزتها كا السينما و الفوتغرافيا طفرة في مفهوم جمالية العمل الفني بين شاعريته و تلقيه . و النص الأدبي باعتباره عمل فني ، مفتوح لأشكال جديدة ، وخطابات جديدة. تؤثر على عمليتي الكتابة و التلقي. يعتبر أومبرتو إيكو" أي نص غير مكتمل لتحقيقه : فمن خلال تقنية الانفتاح، يسعى المؤلف إلى فهم حقيقة أكثر تعقيدًا وصعبة المنال.

ان في انفتاح النص على انساق جديدة من الخطابات تقوي الجانب النقدي لكن في نفس الوقت تعرض النص لخطر فقد المعنى فقد هويته و هالتهباعتباره عملا فنيا أي جعله عرضة لازمة ابستمولوجية تتمثل في خضوعه لانساق جديدة من الخطاب انساق فرضتها التكنولوجيا و جعلت من الفن سوقا للصناعة و ليس مجالا للإنتاج و الابداع.

ان هدا المقال يسعى لمقاربة نقدية بين الفن كانتاج ابداعي في زمن التقنية و التساؤل حول الأشكال الجديدة من الوساطة في مجال النقد الأدبي.

L’histoire de l’art est agitée de querelles en matière de règles. L’œuvre d’art, dans la conception classique, a pour sens de dévoiler le réel, de l’imiter. Ce mode de dévoilement est très imparfait par rapport au mode scientifique, mais il a un sens social avec la catharsis. Cette conception repose sur l’hypothèse métaphysique que le réel serait immuable et éternel. Ce réel peut alors être couvert par les concepts scientifiques. Mais le réel est-il compatible avec la rationalité qui exige des calculs exacts ? Le réel n’est-il pas au contraire mouvant et insaisissable ? En ce sens, l’art est hostile à la normalisation parce qu’il dévoile un être mutable, toujours en devenir, et qui ne se laisse pas représenter par des calculs.

La notion du moderne bat en brèche la représentation métaphysique qui domine la conception classique de l’œuvre d’art et se dirige plutôt vers la métaphysique de la représentation, vers une déviation de la notion de l’esthétique. L’œuvre d’art se distingue désormais par sa profondeur du contenu qu’elle révèle au spectateur, explique Hegel.

L’œuvre d’art moderne à l’orée du XXe siècle est inhérente au changement. Il est le lien de rencontre des modes de pensée et de produits les variés (littérature, philosophie, arts, histoires, science).

Son ouverture sur différents arts ne cesse de régénérer plusieurs formes de création, une nouvelle poétique qui dénote désagrégation incomplétude, discontinuité et inachèvement. Toutefois, sur le plan symbolique, il demeure le même et remplit une double fonction. Il est étiologique puisqu’il explique l’origine de la création (poésis) et téléologique en faisant transparaître ou en annonçant une certaine sensibilité intérieure au logos, ce lieu originaire de la vérité (aiesthésis) peut-on donc approcher l’œuvre d’art moderne avec une approche immanente ? Ne sommes-nous pas en train de dévider son contenu et entraver l’accomplissement de sa dimension esthétique ? Pour débattre le statu quo de l’œuvre d’art à l’ère de la reproduction technique nous tenterons de vérifier s’il s’agit d’une astreinte épistémologique dans le champ de la critique ou si ce n’est qu’un artefact soumis à des enjeux totalitaires et utilitaires.

1. L’esthétique : une question ouverte

1.1. Esthétique et Histoire : mouvance et dissidence

Depuis l’antiquité jusqu’au XIX siècle, des thèmes immuables entre autres « goût », « beau », « art » traversent l’histoire de l’esthétique. Le point de vue transhistorique insiste sur le caractère composite de cet ensemble et la connexion des trois notions matricielles. Qu’en est-il de l’art lorsqu’il est conçu en termes strictement esthétiques ?

Le mot « esthétique » apparaît pour la première fois en 1735 dans l’œuvre du philosophe allemand Baumgarten1. Il exprime simplement l’idée de sentir, désigne l’étude des émotions qui se rapportent à la beauté. Il est donc incontestable que l’objet de l’esthétique est le beau qui se développe pendant la Renaissance comme une forme du savoir et de connaissance avec la naissance des Beaux-arts. L’art est abordé dans sa dimension épistémologique avec la doctrine de l’Ut Pictura Poesis qui consiste à établir une communication entre les arts : la poésie, la peinture, la musique. L’actualisation de cette doctrine au XIXe siècle par Baudelaire sous la forme de synesthésie et de correspondance implique une saisie par la conscience d’une critique esthétique qui sera traitée par Kant, Hegel et Nietzsche.

La théorie esthétique, définie comme l’étude du « beau », contraint l’esthétique à partir de l’angle philosophique en faisant valoir le potentiel cognitif et le caractère réflexif de l’art. Il apparaît à l’évidence que l’histoire de l’esthétique est liée à celle de la philosophie générée par des ruptures, des mutations qui accompagnent la prise de conscience de la modernité. L’esthétique est-elle alors une critique du goût, une théorie du beau ou une philosophie de l’art.

1.2. Esthétique entre métaphysique et rationalité

Les réflexions de Kant sur les sujets esthétiques dans Observations sur le sentiment du beau et du sublime2 et La Critique de la faculté de juger3conduisent à s’opposer à toute philosophie pour l’esthétique dans un sens de critique du goût ou de la théorie du beau au nom d’une anthropologie du beau soumise à une analyse de l’espace et du temps comme forme a priori de la sensibilité. Selon Kant, l’esthétique est ce qui concerne le rapport de la représentation non point à l’objet, mais au sujet. La conclusion de La critique de la faculté de juger est que le beau naturel est transcendantal par rapport au beau artistique. Une telle séparation vise à préserver l’autonomie de l’esthétique à prémunir l’indépendance de la raison théorique contre toute raison pratique ce qui crée un dysfonctionnement au sein de la méthode kantienne révélée dans la distinction formelle entre raison théorique, raison pratique et faculté de juger.

Aux antipodes de Kant, Hegel précise dans Introduction à l’esthétique que la philosophie de l’art forme un anneau nécessaire dans l’ensemble de la philosophie4. L’art est la manifestation sensible, perceptible de ce que les hommes, les peuples, les civilisations ont conçu grâce à leur esprit et ont exprimé grâce à la création d’œuvres concrètes. Il souligne en outre que le contenu de l’art est l’absolu, la vérité de l’être. L’art réalise une conciliation entre intériorité et extériorité, spiritualise le sensible et le rend intelligible. Une telle symbiose constitue le statu quo de l’art et fait de cette expérience une expérience de la démesure. Notons à cet égard que c’est Nietzsche5 qui va remettre en question ce débat entre l’art et la vie. Il avance que l’art n’a rien d’ontologique ; il est jeu, arrangement agréable de qualités sensibles qui se trouvent portées par des forces vitales à la fois apolliniennes (le monde des phénomènes) et dionysiaques (les forces fondamentales de l’existence) qui réagissent à leur insu. À cette volonté de puissance s’ajoute une dimension créatrice qui gagne en ampleur dans la vie en tant que « phénomène artistique fondamental ». Nietzsche restitue la fonction de l’artiste, un artiste philosophe capable d’une régénération de la société.

Dans ce cadre s’inscrit la conception hégélienne de l’irrationnel qui désigne un effort contre la tendance primitive à ordonner, à rationaliser. Il est une attitude à conquérir, et non une attitude à laquelle on s’abandonne. L’artiste est celui qui fait un effort contre ses tendances rationalisantes pour accéder à l’expression du réel. Le réel en soi n’est pas rationnel, mais mystique. De là vient la figure romantique de « l’artiste marginal » rejetant toute raison, tout ordre – en particulier l’ordre social – pour mieux libérer sa sensibilité et livrer le réel. L’artiste doit ainsi s’arracher à sa condition d’individu rationnel pour atteindre l’être. Sa mission est mystique dans la mesure où il conjure ce qu’il est pour se fondre dans un idéal, un absolu, dans tout ce qui dépasse la raison. Il est représenté dans l’Autre. Cette conception de l’altérité de l’artiste se trouve dans une lettre de Rimbaud envoyé à son ami Paul Demeny datée du 15 mai 1871 :

« Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, – et le suprême Savant ! »6

L’expression d’un immense et raisonné dérèglement présente l’activité poétique comme un absolu qui brise les règles. Contrairement à la conception hégélienne, il faut « se faire voyant ». Briser l’ordre, le régulier, le légal et cultiver l’excès. Seul l’artiste « voit » le réel, le transperce, enfreint ses frontières et atteint les proportions de son identité cachée, car il est le suprême Savant, le meneur d’une vision du monde fragmentée et non pas absolue telle qu’elle se présente dans sa discontinuité et sa déréalisation avec les jeux exquis des surréalistes. Toutefois, ce dérèglement reste soumis à contrôle : il est raisonné. Le sujet livré ne ferait que restituer l’ordre et la raison qui le constituent, use de la raison « contre la raison » elle-même. Le poète explore le réel jusqu’à la folie, mais il n’est pas fou. Cette affirmation truffée de contradiction sera exploitée par les surréalistes. Le fou n’est autre que le poète. Poussée à ses limites, la conception embrasse le hasard, le « n’importe quoi » :

« [Le fou] échappe à tout ce qui tend à fausser le témoignage qui nous occupe et qui est de l’ordre des influences extérieures, des calculs, du succès et des déceptions rencontrés sur le plan social, etc. Les mécanismes de la création artistique sont ici libérés de toute entrave. [...] [Les conditions de la folie] sont ici les garants de l’authenticité totale qui fait défaut partout ailleurs et dont nous sommes de jour en jour plus altérés »7.

Nous pensons aussi à Sartre qui situe l’art hors du domaine des contingences existentielles ; il est plutôt un refuge contre le flux du changement. L’artiste n’est pas soumis à la raison. Il conjure ce qu’il est (c’est-à-dire sa condition d’individu rationnel) pour être représenté dans l’Autre (l’Être universel). « je est un autre », ce jeu de la mêmeté et de l’ipséité est le levier qui permet à l’artiste d’atteindre l’absolu, de se hisser hors de l’ordre du temps et de la souffrance.

À l’horizon de cette étude dans l’histoire de l’esthétique se profile déjà une vive tension entre l’art et la connaissance. Le halo théorique brave les frontières pour donner à l’art un statut absolument dialectique entre forme et contenu. L’autonomie de l’esthétique est inconditionnelle. L’œuvre est jugée, analysée en fonction de ses propres critères. Cette vision spéculaire de l’art sert de débat pour les philosophes du XXe siècle, nivelle par avance tout ce qu’il pourrait y avoir d’antagonisme.

1.3. L’esthétique moderne : de la rationalité à l’autonomisation moderne

Au XXe siècle, la philosophie continue à étudier l’art sous l’angle de ses propres interrogations traditionnelles. Pour la phénoménologie, l’art transforme la question même de la vérité, Heidegger suggère qu’il est le dévoilement de l’être dans un monde assujetti à la démesure de la puissance. Cette déréalisation du monde objectif_ à laquelle se livre André Breton en affirmant qu’il n’y a que le merveilleux qui soit beau _ inspire selon Ferdinand Alquié8, l’authentique métaphysique. Ainsi, les interrogations de l’esthétique s’étendent à la recherche du sens manifesté, mais non explicité dans le sensible par les œuvres d’art jusqu’à l’éclectisme postmoderne, qui, accumulant tous les repères, subvertit toute orientation. L’art moderne et contemporain s’inscrit dans la démarche d’une volonté de régénération. En effet, la création d’une discipline d’enseignement intitulée « histoire de l’art » fait de l’université un nouveau lieu de production du discours théorique qui engendre une nouvelle espèce celle de l’historien d’art, la multiplication de publications commencée au XIXe siècle et se produit au XXe siècle. En devenant simple rubrique dans le sommaire d’un journal, l’art a troqué sa fonction magique contre une valeur du quotidien, envers commercial d’une plus grande proximité du public et de l’art.

L’esthétique du XXe siècle est tournée vers le politique. L’apport de la philosophie marxiste notamment avec Georges Lukacs est d’avoir affirmé le caractère historique de l’art. Le rôle de l’artiste est donc de mettre en forme les données brutes de la vie empirique afin de suggérer une vie illusoire certes, mais plus essentielle que la vie réelle. Il s’agit donc de créer un simulacre afin d’y introduire une scission avec le monde réel. Ce monde factuel entretient un discours interprétatif censé protéger l’individu de ce que l’on pourrait appeler l’expérience tragique de son vécu. Si l’on suit le raisonnement de Lukas, on ne peut qu’admettre une création utopique qui dénonce le monde moderne désenchanté et déshumanisé par sa discordance.

Si l’œuvre est l’être, l’être est aussi l’œuvre. Cette conception s’appuie sur une remise en cause métaphysique : l’être n’est pas représenté, il est présenté directement. Avec l’art, l’être est mis à nu. L’œuvre, c’est l’être et non une représentation de l’être. Cette affirmation fait évidemment problème. Le contenu social de cette conception n’est plus la représentation (réglée), mais le réel dont on aurait ôté toute forme convenue pour retrouver sa force sensible originelle. L’œuvre est guidée à travers un projet. En effet, la multiplication des écoles au XXe S. (impressionnisme, expressionnisme, cubisme, fauvisme constructivisme, etc. pour ne citer que des courants de la peinture) montre qu’une normalisation de l’activité artistique est vouée à l’échec. Tout se passe comme si l’artiste n’attendait la norme que pour la contourner. Est-ce à dire que l’art n’a aucun ancrage, qu’il n’est que désordre, qu’il ne signifie rien et ne doit rien signifier ?

Benjamin, Marcuse et Adorno ont beau insisté sur l’expérience de l’art moderne qui se présente en tant qu’une expérience de perte laquelle perte constitue une « blessure de l’art » à travers la dislocation de formes traditionnelles, speculum de la décadence de la société occidentale. Pour cette raison, les œuvres d’art ne doivent pas être conçues comme des substrats de la réconciliation, mais comme des médiums d’échanges communicationnels. Adorno affirme :

« Aujourd’hui, la métaphysique de l’art tourne autour de la question suivante, à savoir comment peut-être vrai quelque chose de spirituel, qui est fait, et, selon le langage de la philosophie, est “simplement posé” […]. Le contenu de vérité ne peut être fabriqué. Tout “faire” de l’art est un effort unique pour dire ce que ne serait pas “le fait” lui-même et dire également ce que l’art ne sait pas : c’est justement son esprit. […]. L’art possède la vérité en tant qu’apparence d’une réalité non apparente »9.

La théorie d’Adorno conjure les liens qui unissent l’art au moment historique et social dans lequel il se développe et à partir duquel sera comblé le fossé qui s’est creusé entre l’art et la vie. On trouve chez Benjamin une idée compensatrice dans l’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (1931) à travers laquelle il insiste sur l’unicité, l’authenticité et l’autorité des œuvres d’art. Cette unité est conçue en termes de nouveaux paradigmes techniques de reproduction : l’image et le son. Ces techniques ont rendu possible la multiplication illimitée des œuvres du passé. Elles ont aussi permis l’apparition de nouvelles formes d’art par nature reproductibles : la photographie et le cinéma. Ils finissent donc par modifier la sensibilité humaine au crible de l’histoire, d’artefactualiser la réalité et démultiplier l’expérience artistique ce qui annonce le changement du statut de l’œuvre d’art. Nous relevons un rebondissement sémiologique où se greffe une certaine transversalité et transposition de la technicité loin de toute consécration de l’œuvre d’art. L’art est par nature reproductible. Or, ce que perd l’œuvre d’art à l’intérieur de cette réflexion est son aura, son hic et nunc (ici et maintenant). L’intrusion de ces nouvelles technologies dans le monde contemporain impose ipso facto de nouvelles formes d’art.

Pour Habermas, la distinction des sphères de rationalité représente la conquête du rationalisme moderne10. Ainsi se distinguent l’art autonome et la critique d’art. Or, pour Adorno, cette distinction constitue le problème de la modernité. L’expérience esthétique moderne est une expérience problématique symptomatique par laquelle la modernité révèle son caractère problématique. L’expérience de l’art moderne s’avère l’expérience d’une perte, celle de son exclusion des domaines de la vérité cognitive et pratique. Nous sommes face à une déviation esthétique : l’esthétique ne doit pas comprendre les œuvres d’art comme des objets herméneutiques, ce qu’il faudrait saisir, dans la situation présente, c’est leur inintelligibilitéi. Les œuvres d’art sont autonomes, charrient une herméneutique produite par l’art moderne, réfléchissante et immanente. Leur forme est l’expression de la dissonance, de l’irréductibilité de la singularité qui détruit l’équilibre et l’illusion de la totalité. L’œuvre d’art moderne est le résultat d’un processus de désenchantement qui fait apparaître la barbarie de la civilisation et de la rationalisation qui assure cette autonomisation.

De cette autonomisation se génèrent les forces productives de l’art. L’art moderne se détache des formes traditionnelles, investit la technique, devient désormais technicisé. Il est amené à remédier à la perte de sens par la technique elle-même : le sens des œuvres d’art est inhérent à leurs procédés techniques. La technique est à la fois un moyen et une fin. Cette technique se cristallise en une critique du classique, de l’harmonie, de la beauté, de la consonance pour tourner vers la dissonance, le sublime, la laideur qui révèle l’intrication de la barbarie et de la culture. Ainsi les œuvres d’art moderne atteignent l’extra-esthétique, démontrent la fausseté de la réconciliation qui est l’œuvre dans la pratique. Elles broient la non-identité celle de la subjectivité et celle de la matérialité de la nature.

La sublimité de l’art moderne découle de cette violence de la culture historiquement camouflée ; contrecarre la sublimité kantienne fondée sur ce qui est purement et simplement grand, ce qui entraîne un jugement subjectif. La beauté est la raison subjective en art. L’art moderne manifeste la désintégration de cette beauté, du sens de la subjectivation de la raison. Il est l’expression de la dislocation présupposée à la beauté esthétique. Comment s’articule la vérité artistique au sein de cette dialectique ?

2. L’œuvre d’art moderne : ouverture et reconfiguration esthétique

L’ouverture de l’art moderne sur d’autres formes de création déstabilise sa structure profonde ; ou bien il subit désagrégation, incomplétude, discontinuité et inachèvement ou ce n’est qu’un produit artefact voué à des raisons utilitaires.

L’instabilité, le mobilisme caractérisent l’histoire de l’art jalonnée d’agitations et de rebondissements. Cette mouvance afflue l’essence de la création artistique : nous passons de la représentation de la métaphysique à la métaphysique de la représentation avec l’époque moderne, forme de speculum qui ouvre l’œuvre d’art sur d’autres formes de création.

2.1. La vérité paradoxale des œuvres d’art moderne

Nous avons entrepris cette étude sur le caractère problématique de la vérité de l’œuvre d’art moderne. Qu’en est-il de son contenu ? La vérité philosophique de l’œuvre d’art s’articule dialectiquement dans l’élément de la cohérence artistique. Elle s’énonce dans une forme de révolte contre la raison subsumante devant l’expression de la dissonance. Elle est l’expression de la négation de la perte de sens extra-esthétique qui, paradoxalement, ne peut avoir sens qu’à travers la radicalité de cette négation :

L’art corrige la connaissance conceptuelle parce que, séparé, il accomplit ce que celle-ci attend en vain de la relation sujet-objet : le fait que le travail subjectif fasse apparaître quelque chose d’objectif, l’art ne diffère pas indéfiniment cette réalisation.11

Le jeu d’altérité détermine la finalité de l’art moderne, se meut dans la conceptualité et trouve refuge dans l’expression artistique sédimentée. Autrement dit, les œuvres d’art moderne deviennent un tréfonds d’exemplification de la dialectique. La vérité de l’art constitue une sorte d’énigme, elle « apparaît », ne peut concevoir la vérité comme production, comme synthèse de la subjectivité. Elle s’oppose farouchement à la métaphysique de la production, à la subjectivité constitutive de sens :

Aujourd’hui, la métaphysique de l’art tourne autour de la question suivante, à savoir comment peut-être vrai quelque chose de spirituel, qui est fait et, selon le langage de la philosophie, est

« simplement posé » […]. Le contenu de vérité est un effort unique pour dire ce que ne serait pas le « fait » lui-même et dire également ce que l’art ne sait pas : c’est justement son esprit. [...] L’art possède la vérité en tant qu’apparence d’une réalité non apparente12.

Nous assistons alors à la déclinaison transcendantale de la subjectivité où l’esprit métaphysique est mis en branle. En contrepartie, l’art devient fragile, indéterminé, ouvert. Certes, il s’agit d’une forme de paradoxe esthétique, mais la reconnaissance de cette fragilité crée l’universalité de l’art à travers des lignes fortes et pures, géométriques et en volutes ; formes cloisonnées imbriquées dans le décor des surfaces généralement rendues sans ombres ni rondeurs.

L’art moderne est fondé sur la représentation tridimensionnelle en trompe-l’œil du monde extérieur. Nous trouverons ici allusion aux principes de l’esthétique visuelle qui bouleverseront les théories occidentales classiques sur la composition ; paradoxalement, certaines lois picturales caractéristiques d’autres systèmes esthétiques.

En considérant l’espace peint, un espace imaginaire autonome, la peinture moderne développe à son tour de nouvelles voies implicites, rapproche aussi l’esthétique d’autres cultures. Cette coexistence de différents points de vue remet en cause la place de l’homme dans l’univers, les concepts de temps et d’espace, voire la relativité même de la matière, du monde visible et invisible dont les frontières reculent toujours plus vers l’inconnu. La peinture signifie ces mutations de la pensée. Plus que les autres arts et techniques, elle a attiré vers elle les principaux efforts de création et d’action. Comme l’a écrit Michel Foucault, la peinture moderne est passée de moyen d’analyse à l’objet même de l’analyse dans le sens où l’art a perdu ou considérablement modifié l’objet représenté. Le réel subit une transformation recréée par le jeu de l’expression et de la perception de l’artiste.

La nouvelle valeur de l’art tient au fait qu’il promet de nous libérer des urgences pratiques de procurer un plaisir, mais un plaisir désintéressé. C’est pour cette raison que l’art moderne est cantonné de transfiguration du banal13. La réaction esthétique n’est donc pas provoquée par l’œuvre d’art comme telle (sorte de néant), mais plutôt par ce qu’elle révèle (découvre/dévoile). L’essence aporétique de l’art met en branle l’esprit métaphysique. Il s’articule plus précisément autour d’une dialectique : l’art manifeste une autonomisation intrasémiotique qui s’énonce dans une forme de révolte contre la négociation ; elle est l’expression de la négation de la perte du sens extra-esthétique qui, paradoxalement, ne peut avoir sens qu’à travers la radicalité de cette négation.

Ce paradoxe trouve refuge dans l’expression artistique sédimentée, dans l’expérimentalisation de l’expérience humaine contre tout sens de transcendance et de subjectivité. Désormais, on pense à la métaphysique de l’art et cela apparaît clairement avec la succession de plusieurs mouvements d’art conceptuel pendant le XXe siècle : l’art cinétique, le land Art, le Pop Art, les différentes formes d’art Conceptuel.

La nouvelle praxis des œuvres d’art de leur essence se manifeste dans la production des artefacts ; jonction de poésis et de technè d’où son malheur du point de vue esthétique. La politisation de l’art entraîne sa décrépitude, il est hypothéqué à la loi de l’utilité et aux enjeux de l’industrie culturelle. Par ce truchement, la vérité est désincarnée dans un processus de différenciation. On est donc face à une nouvelle conception de l’art et aussi nouvelle forme de critique puisque l’art regorge d’un « mouvement arrivé à sa conclusion, en quelque sorte, un infini contenu dans le fini. Sa totalité résulte de sa conclusion et doit donc être considérée comme la fermeture d’une réalité statique et immobile, mais comme l’ouverture d’un infini qui s’est rassemblé dans une forme »14. Le rôle de l’artiste sera donc de mettre en forme les données brutes de la vie empirique, de créer un monde factuel qui entretient un discours interprétatif sur le devenir de l’art. Ce sont les fondateurs de l’école de Francfort qui vont nous apporter des réponses qu’elles soient approximatives ou artificielles sur le devenir de l’art, sa faisance dans un monde désenchanté où toute expérience artistique est menacée d’échec.

2.2. Vers une nouvelle praxis d’une œuvre d’art

La reproduction technique de l’œuvre d’art est attachée par un lien intersémiotique à un discours relevant du domaine de l’esthétique, correspond à des articulations entre l’économique et le culturel, entre les mots et la matière, la diégésis et l’Ekphrasis. Nous tentons de montrer en faisant valoir le potentiel cognitif de l’art une esthétique qui se formule et se développe simultanément à partir de la raison pratique, du jugement esthétique, clef de voûte de toute pensée philosophique sur l’art.

Nonobstant, il est aussi le langage du malheur politique, un langage extra-esthétique qui arrache à l’art sacralité, le dévide de sa rationalité. La politique moderne vise la réussite technique et la possibilité de la reproduction et de l’expansion du capital. Son agir est dicté par la mise en œuvre de moyens en vue d’une fin ciblée. Selon Adorno, l’art perd son éthique et sa praxis. Il est hypothéqué à la loi d’utilité et de l’échangeabilité.

Walter Benjamin, adepte de marxisme, s’interroge sur le statut épistémologique de l’œuvre d’art dans son ouvrage : l’œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique. Il ne s’agit pas d’une étude de l’art pour l’art, mais de comprendre l’art dans une ère dominée par la technè et les idéaux politiques : comment donc une théorie de l’art peut « formuler des exigences révolutionnaires dans la politique de l’art ? »15. Benjamin constate que l’art dépend des aléas de la « reproduction technique », la même problématique, nous la trouvons dans l’ouvrage de Danto l’assujettissement philosophique de l’art. La relation entre « technique » et « art » ne consiste pas en un simple infléchissement, il s’agit plutôt d’une intrusion, un brassage téléologique intentionnel, c’est pour cette raison que Benjamin parle de reproductibilité au lieu de reproduction.

La technique imprègne le monde de l’art par sa capacité et sa faisance. Elle introduit aussi un changement dans la conception temporelle et sa refiguration dans une œuvre d’art : l’actualité, l’instantanéité substitue l’éternel. La fugacité, la cadence, la réitération provenant du cinéma substitue l’inertie et la fixité de l’image picturale. Tout un revirement infecte la poesis de l’œuvre d’art ce qui crée en l’occurrence une mouvance dans le rapport de l’œuvre d’art à sa réception, son aisethesis. L’œuvre d’art s’avère l’athanor des nouvelles techniques de la reproduction d’images et de sons qui s’imposent comme de nouvelles formes d’art au niveau de la création. Au niveau de la réception, le lecteur-spectateur perd son espace intérieur, sa subjectivité et sa faculté de perception et de jugement.

L’art moderne ôte toute identification entre sujet et objet. Et là apparaît clairement l’influence de Brecht sur la pensée de W. Benjamin. La distanciation fait du spectateur un consommateur : il ne sent pas la beauté, il ne fait que projeter ses émotions sur ce que lui est présenté. Il perd l’esprit critique et dépend de la domination de masses. En amont, la reproduction technique détruit l’ici et le maintenant de l’œuvre. Son authenticité est évaluée ou dévaluée par le regard du spectateur. En aval, la technique a créé des simulacres des œuvres d’art, des musées virtuels qui confèrent, certes à l’œuvre une actualité et instantanéité, mais le dévide de « transcendance », de ce que Benjamin appelle « la perte de l’aura »16.

L’aura est ce fil d’Ariane qui relie l’acte perceptif d’une chose au regard porté sur elle. L’expérience auratique mêle objectivité et intersubjectivité ; autrement dit, il y a une mise à distance entre ce qui est et ce qui apparaît. Selon Benjamin, cette perte a aussi des points positifs : par exemple avec la photographie l’objet a cessé de se concentrer sur le bourgeois et ses plis de redingote. La photographie ouvre des voies à d’autres objets considérés jadis banals. La perte de l’aura a transformé le paysage politique régi avant par la représentation du sacré religieux. Désormais, le beau se met au service de la réalité profane ; un homme de la rue peut se voir au cinéma. En effet, la pensée marxiste de Walter Benjamin l’emmène à déduire que l’art dépend de la progression et la mouvance historique, théorie qui sera complètement récusée par Théodo Adorno.

Adorno fait tourner l’art à son essence : l’esthétique. Sa dialectique est controversée. La technique a offert à l’art une fonction de choc disloqué par les rythmes de la progression technique et que l’homme moderne doit bien payer. Le devenir de la réception de l’art est le traumatisme, il s’agit d’un art de masse, réduit à son aspect utilitariste. Il revisite l’idée de l’esthétisation de la politique et l’injonction de la politisation de l’art devant laquelle Walter Benjamin n’a pas pu y répondre. Théodor Adorno pense que la liquidation de l’autonomie de l’art est acculée au service de son rôle utilitaire, un rôle qui ne peut être conçu indépendamment de l’industrie culturelle, forme de marchandisation.

Certes, l’art a perdu son autonomie et son aura, mais cette perte est aussi la source de la puissance critique de l’art. il rejette l’idée de la faisance de l’art, c’est-à-dire « son aspect productible te faisable »17et exprime ses réticences vis-à-vis de l’idée de Walter Benjamin qui conçoit le cinéma comme le modèle de l’art non auratique. La théorie esthétique d’Adorno est fondée sur une dialectique négative, un paradoxe : l’art est une expression de protestation, représente un réel manifeste et espère fabriquer un monde meilleur, il recherche la paix qui demeure dissonante dans une société transformée par la technique. Or, l’art a perdu son droit à l’existence, c’est difficile de le retrouver dans le désenchantement qui caractérise le monde moderne.

L’impossibilité et la négation de penser à l’utopie et ne pas la créer conteste la philosophie hégélienne pensant la négation comme conséquence de « l’aliénation radicale ». En effet, la quête du renouveau et la mouvance de l’Histoire conduisent l’art de se définir par la négativité. Ce qui crée un lapsus à l’intérieur du champ critique : la déréalisation enfreint l’interprétation. Ainsi le dirait Adorno : « l’Art ne peut être interprété que par la loi de son mouvement ». Nous sommes donc face à un rebondissement sémiologique où se greffe la transposition de la technicité loin de toute consécration de l’œuvre d’art. Cela n’empêche pas d’avouer que l’art moderne est en germination grâce à l’innovation technologique. La technique assure la perdurance de l’art : « ce qui a réellement de la valeur pour nous est ce qui nous manque et non de ce que nous avons ». La mutation culturelle débouche sur des créations artistiques touchant l’imaginaire, le langage de l’homme et son rapport à l’autre. L’évolution technique a rendu possible la multiplication illimitée des œuvres du passé grâce à l’image et du son. Ces nouvelles techniques ont permis l’abolition des frontières, des distances temporelles et ont contribué aussi à l’apparition de nouvelles formes d’art par nature reproductibles : la photographie, le cinéma.

D’autres critiques d’art comme Burger trouvent dans cette infusion du politique et de l’art une anticipation d’une praxis qui n’a pas encore commencé et dont personne ne serait capable de dire si elle avalise ses traites18. Selon Wellmer, la modernisation n’est pas seulement un processus de dissolution des images métaphysiques et traditionnelles, elle est aussi un processus de différenciation des valeurs cognitives morales et esthétiques corrélatives et complémentaires d’une rationalisation systémique. À l’instar de Wellmer, Habermas estime que cette différentiation est à l’origine de la raison moderne en mesure de « faire ressortir le noyau rationnel des réalisations mimétiques »19, alors qu’Adorno s’appuie dans sa théorie sur la réconciliation qui ne peut concevoir les œuvres d’art qu’en opposition à la raison.

Le caractère problématique de l’art moderne entraîne une transformation des constellations dans lesquelles se trouvent chaque fois l’art et la vie quotidienne20ce qui pose le problème de réception déterminée par la négativité qui n’est autre qu’une réappropriation communicationnelle et un prisme de nouvelles voies psychiques et sociales. L’art moderne porte les germes de la négation contrairement à l’art traditionnel, toutefois il contient un potentiel cognitif de l’expérience esthétique : « L’expérience esthétique ne se contente pas de renouveler les interprétations des besoins à la lumière desquels nous percevons le monde ; elle intervient aussi dans les démarches cognitives »21.

Habermas assigne à l’expérience esthétique une reconnaissance intersubjective de la logique, une logique qui conteste le désenchantement du monde et ouvre la possibilité d’une rationalité communicationnelle. Au carrefour de ces problématiques, il paraît que la vérité ne peut être attribuée métaphoriquement aux œuvres d’art. Quant à l’esthétique, elle devient un problème pour l’art, lui-même remis en question par les théories esthétiques modernes.

Le système d’art moderne est organisé selon une conception qui prône l’ouverture ; une ouverture sur les différents domaines économiques sociaux et industriels ; une ouverture déjà amorcée par les manifestes des futuristes à l’orée du XXe siècle qui fait appel à une nouvelle conscience culturelle où l’iconographique, l’interculturel et le multiculturel se fusionnent, se dissolvent dans l’athanor de l’historique.

2.3. Une refiguration de la réception d’une œuvre

Umberto Eco considère tout texte comme incomplet à actualiser : le rôle du lecteur est donc de mettre en relation les messages, d’expliciter les non-dits et les ellipses narratives. À son insu, le texte exige un lecteur modèle, le lecteur donne vie au texte : « il a prêté la chaleur de sa propre vie aux signes déposés sur la page morte et ranime le mouvement de l’existence qu’il épouse et dont il est à présent responsable »22. Le texte malmène le lecteur et lui impose une pratique déviante de la lecture. Celle-ci devient une interprétation, une réécriture, ou encore une création.

L’œuvre est donc un espace intermédiaire et paradoxal entre l’auteur et le lecteur, car l’œuvre est aussi une pratique culturelle mettant en œuvre des connaissances, des savoirs, c’est une activité productrice, un dialogue entre celui qui a produit le texte et celui qui le lit, une relation dialogique qui offre au texte plus de spatialité. La problématique de l’espace littéraire (Maurice BLANCHOT, 1968, p. 183) a suscité la curiosité de plusieurs plumes. Dans l’espace littéraire, Maurice Blanchot voit dans l’expérience de la création littéraire une opération qui aide le passage du poète d’un espace extérieur « homogène et divisible » à un espace intérieur « imaginaire ». Gérard Genette s’interroge à son tour sur la liaison étroite entre littérature et espace : « y a-t-il de la même façon ou d’une manière analogue quelque chose comme une spatialité littéraire active et non passive, signifiante et non signifiée, propre à la littérature, spécifique à la littérature, une spatialité représentative et non représentée ? » (Genette, 1969, pp. 43-48).

Pour répondre à cette problématique Genette fait appel à d’autres disciplines proches de la littérature comme la peinture et la musique. Il constate qu’à chacune d’entre elles, il existe un espace spécifique, une spatialité. La spatialité rétablit l’équilibre entre espace et temps dans l’approche de l’univers romanesque : ils sont indissociables, car « créer un espace et un temps, sont une seule et même opération, bien que l’une vienne couper l’autre comme une parenthèse » (J.-Y. Tadie, 1986, p. 67). L’espace littéraire est caractérisé par un langage littéraire figuré, un « espace sémantique qui se creuse entre le signifié apparent et le signifié du réel abolissant du même coup la linéarité du discours » (Genette, p. 47). Autrement dit, le processus de la création littéraire est défini par la spécificité d’un temps-espace constitutif de l’acte créateur et de sa visibilité. Il désigne « l’ensemble des signes qui produisent un effet de représentativité » (J.Y.Tadié, p. 34). La représentation spatiale renvoie à un référent, à une réduction singulière de l’espace. La phénoménologie de l’espace témoigne d’une « étude du phénomène de l’image poétique quand l’image émerge dans la conscience comme un produit direct du cœur, de l’âme, de l’être de l’homme saisi dans son actualité » (Gaston Bachelard, 1957, p. 2). L’espace est donc spatialisé dans l’œuvre littéraire. V. Chlovski pense que l’œuvre est « la somme de tous les procédés artistiques employés », elle est croisement de la représentation stylistique et esthétique. La littérarité dans l’œuvre littéraire repose sur l’opposition entre langage poétique et le langage pratique, l’œuvre d’art n’est définie que par son « écart poétique ».

La poétique se présente comme une pratique artistique qui tend à explorer la connaissance particulière générée par ou pendant le processus de création de l’auteur qui devient le chercheur en la matière. Pierre Gosselin explique :

« chez certains praticiens-chercheurs en art, on observe un désir de théoriser autour d’une idée ou d’un sujet qui ne relève pas directement, ou du moins pas exclusivement, du domaine artistique à proprement parler. Tout comme le philosophe et le sociologue peuvent s’intéresser aux mêmes objets de recherche et élaborer des discours sur ces objets à partir de leurs points de vue respectifs de philosophie et de sociologie »23.

La connaissance est liée donc à la pratique de l’art. Cette pratique épistémologique s’inscrit dans la poétique qui s’exerce à travers un engagement heuristique avec la matière. La poétique en tant que mode d’action24 dépasse la question de la création pour interroger la connaissance en tant que telle.

L’art se présente en tant qu’une « expérience optimale »25 de la conscience. Howard Gardner propose la théorie des « intelligences multiples »26 parmi lesquelles on retrouve certaines formes d’intelligence les plus importantes dans la création artistique, comme l’intelligence spatiale, l’intelligence interpersonnelle et intrapersonnelle, l’intelligence existentielle et l’intelligence musicale rythmique. Toutes ces intelligences peuvent créer l’art, froment des médiums.

C’est ce que C.G.Jung qualifie d’imagination active pour désigner l’ensemble des techniques utilisables dans le processus psychothérapeutique ou d’individuation lors de la création d’une œuvre d’art. Françoise Bonardel27 écrit dans cette même perspective : « toute l’originalité de l’alchimie réside en son caractère inséparablement méditatif et opératif, et non spéculatif ». Pour Bonardel, l’Art est d’essence alchimique, il est une sorte de « poïèse », mise en exergue par son double caractère : pensant et informant. L’artiste pense par l’art, par le faire et le penser qui sont indissociables. Cela nous laisse deviner que la poétique signifie une méthodologie et une épistémologie agissante comme la parole dans la psychanalyse. On ne peut donc articuler la connaissance de façon détachée, car :

« l’artiste, tel l’alchimiste, centre sa pratique sur lui-même : contrairement au peintre classique ou scientifique, dont la démarche est asservie à l’obtention d’un résultat concret (la ressemblance, la preuve) […]. Pour lui, l’objet n’est qu’un élément accessoire et transitoire au regard du dispositif d’existence que représente la pratique artistique »28.

En somme, l’artiste pense par l’art, par le faire et le penser qui forment deux composantes indissociables constituantes de la figure de l’artiste, comme de l’alchimiste, le meneur d’une recherche-création. L’art œuvre sur l’espace, le temps, la matière, les sons intentionnellement mis en forme par l’artiste. L’instrumentalisation est donc inhérente au monde de l’art afin de traiter un langage par l’image. Par le truchement d’un art dans un autre, la vérité artistique est désincarnée, toutefois elle retrouve son double.

1 Baumgarten, Esthétique (1750), trad.franç., J-Y Pranchère, Paris, L’Herne, 1988.

2 Kant, Observations sur le sentiment du beau et du sublime, trad. Franç. R. Kempf, Paris, Vrin, 1997.

3 Kant, La Critique de la faculté de juger (1790), trad. Franç., A. Philonenko,Paris, Vrin, 1979.

4 G.W.F. Hegel, Introduction à l’esthétique- Le Beau, Champs Classiques, Flammarion, Paris, 1979, p. 61

5 Frédéric Nietzsche, La Naissance de la tragédie, trad. par Geneviève Bianquis, Gallimard, Paris, 1940

6 Charleville, 15 mai 1871, à A. P. Demeny.

7 André Breton, Le surréalisme et la peinture, Nouvelle édition revue et corrigée, 1928-1965, Paris, Gallimard, 1965, pp. 113-316.

8 Ferdinand Alquie, Le Désir d’éternité, PUF, Coll ; Quadrige, 4ème édition (1999), première édition (1943).

9 Théodor Adorno, Théorie esthétique, trad. Franç. M. Jimminez, Paris, Klinck-sieck, 1989, p. 172-173.

10 Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, trad. Fr. C. Bouchindhomme et R. Rochitz, Paris, Gallimard, 1988, p. 23.

11 Théorie esthétique, op. cit, p. 157.

12 Ibid, p. 151.

13 DANTO, La transfiguration du banal. Une philosophie de l’art, éd. Seuil, coll. Poétique, 1989.

14 Umberto Eco, l’œuvre ouverte, édition Points, coll. Points classiques, 2015

15 Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique, éd., Allia, 2011, p. 88

16 « l’aura est cette « unique apparition d’un lointain si proche soit-il », Benjamin, op.cit.

17 Adorno, dialectique de la raison : Fragments philosophiques, éd. Gallimard, coll. Tel, 1983.

18 Peter Burger, « L’anti-avant-gardisme dans l’esthétique d’Adorno », Revue d’esthétique, n° 8, 1985, p. 85.

19 Jürgen Habermas, Théories de l’agir communicationnel, trad. Fr. J-M. Ferry, Paris, Fayard, 2 t., 1987, p. 393.

20 Albrecht Wellmer, « Vérité_ apparence_ réconciliation. Adorno et le sauvetage esthétique de la modernité », Théorie esthétique après Adorno, trad.

21 J. Habermas, « La modernité : un projet inachevé », Critique, n° 413, 1981, p. 964.

22 Serge Doubrovsky, Pourquoi la nouvelle critique, Critique et Objectivité. Paris, Mercure de France, 1966.

23 Pierre Gosselin, La recherche création : pour une compréhension de la recherche en pratique artistique. Presses de l’Université du Québec, 2009, p.

24 René Passeron, La naissance d’Icare : Eléments de poïétique générale (Ae2cg), Editions et Presse universitaires de Valenciennes, 1996.

25 Mihaly Csikszentmihalyi, Vivre : la psychologie du bonheur, Paris, Robert Laffond, 2004.

26 Howard Gardner, Frames of mind : the theory of multiple intelligences, NY : basic Books, 1983.

27 Françoise Bonardel, Philosophie de l’alchimie, PUF, 1993, p. 23.

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3 Kant, La Critique de la faculté de juger (1790), trad. Franç., A. Philonenko,Paris, Vrin, 1979.

4 G.W.F. Hegel, Introduction à l’esthétique- Le Beau, Champs Classiques, Flammarion, Paris, 1979, p. 61

5 Frédéric Nietzsche, La Naissance de la tragédie, trad. par Geneviève Bianquis, Gallimard, Paris, 1940

6 Charleville, 15 mai 1871, à A. P. Demeny.

7 André Breton, Le surréalisme et la peinture, Nouvelle édition revue et corrigée, 1928-1965, Paris, Gallimard, 1965, pp. 113-316.

8 Ferdinand Alquie, Le Désir d’éternité, PUF, Coll ; Quadrige, 4ème édition (1999), première édition (1943).

9 Théodor Adorno, Théorie esthétique, trad. Franç. M. Jimminez, Paris, Klinck-sieck, 1989, p. 172-173.

10 Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, trad. Fr. C. Bouchindhomme et R. Rochitz, Paris, Gallimard, 1988, p. 23.

11 Théorie esthétique, op. cit, p. 157.

12 Ibid, p. 151.

13 DANTO, La transfiguration du banal. Une philosophie de l’art, éd. Seuil, coll. Poétique, 1989.

14 Umberto Eco, l’œuvre ouverte, édition Points, coll. Points classiques, 2015

15 Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique, éd., Allia, 2011, p. 88

16 « l’aura est cette « unique apparition d’un lointain si proche soit-il », Benjamin, op.cit.

17 Adorno, dialectique de la raison : Fragments philosophiques, éd. Gallimard, coll. Tel, 1983.

18 Peter Burger, « L’anti-avant-gardisme dans l’esthétique d’Adorno », Revue d’esthétique, n° 8, 1985, p. 85.

19 Jürgen Habermas, Théories de l’agir communicationnel, trad. Fr. J-M. Ferry, Paris, Fayard, 2 t., 1987, p. 393.

20 Albrecht Wellmer, « Vérité_ apparence_ réconciliation. Adorno et le sauvetage esthétique de la modernité », Théorie esthétique après Adorno, trad. Fr, R. Rochlitz, Paris, Actes Sud, 1990, p. 283.

21 J. Habermas, « La modernité : un projet inachevé », Critique, n° 413, 1981, p. 964.

22 Serge Doubrovsky, Pourquoi la nouvelle critique, Critique et Objectivité. Paris, Mercure de France, 1966.

23 Pierre Gosselin, La recherche création : pour une compréhension de la recherche en pratique artistique. Presses de l’Université du Québec, 2009, p. 26. Ibid, p. 177-178.

24 René Passeron, La naissance d’Icare : Eléments de poïétique générale (Ae2cg), Editions et Presse universitaires de Valenciennes, 1996.

25 Mihaly Csikszentmihalyi, Vivre : la psychologie du bonheur, Paris, Robert Laffond, 2004.

26 Howard Gardner, Frames of mind : the theory of multiple intelligences, NY : basic Books, 1983.

27 Françoise Bonardel, Philosophie de l’alchimie, PUF, 1993, p. 23.

28 Nicolas Bourriand, Formes de vie : l’art moderne et l’invention de soi, Paris, Denoël, 1999, p. 41.

Hanae ABDELOUAHED

FLSH, Université Chouaïb Doukkali, El Jadida-Maroc

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