On ne traverse pas tous le présent les yeux bandés

Said Benmerad

p. 95-104

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Said Benmerad, « On ne traverse pas tous le présent les yeux bandés », Aleph, Vol.1 (2) | 2014, 95-104.

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Said Benmerad, « On ne traverse pas tous le présent les yeux bandés », Aleph [En ligne], Vol.1 (2) | 2014, mis en ligne le 06 février 2017, consulté le 28 mars 2024. URL : https://aleph.edinum.org/168

Quand Kamel Nafa est arrivé en Algérie, dans les années 70, c’était par choix. Militant d’extrême gauche, il est venu participer à la construction d’un mouvement révolutionnaire dont il pensait que c’était une pierre ajoutée au grand édifice de la révolution mondiale. Il savait que son poste d’enseignant dans un collège de Kabylie n’était le grand champ de la révolution, mais il s’est attelé à sa tâche avec le bon sens paysan qu’il a hérité de ses parents. Il avait cette grande force tranquille de ceux qui savent que les grandes choses se construisent lentement et dans la lignée de ce qu’il avait appris auprès de ses camarades militants, un héritage jaurésien qui fait que le « courage, c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel ; c’est d’agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense ». Sa « récompense » a été, à la fin des années 70, un long séjour à Berrouaghia, pour atteinte à la sureté de l’Etat. À une époque où les militants étaient dans un isolement total et quand le couperet tombait, ils savaient que leur cause restait inconnue du grand public et qu’aucun mouvement populaire ne se mobiliserait pour les défendre.
À sa sortie de prison, il a continué ses études et gardé un attachement sincère à toutes les causes justes. Éloigné du terrain des luttes directes, il est tout de même resté fidèle à ses convictions et au cœur d’une action qui travaillait à créer et entretenir des « lieux de brillance », comme il aimait à le dire, et à agir en porteur de lumière.

When Kamel Nafa arrived in Algeria in the seventies, he had made a willful choice. As a far-left activist, he came to make his contribution to the building of a local revolutionary movement and by so doing add a brick to the global revolution. He was aware that the middle school where he got a job as a teacher was not a glorious field to start a revolution but he coped with his mission with the good country sense he inherited from his parents. Besides he shared the wisdom of those great men who were true to the word of Jaures : “Courage (...) is reaching for an ideal and understanding what is real ; it is acting without knowing what reward this profound universe will reserve for our efforts, not even if any reward will be given” and who believed that the biggest achievements cannot but come slowly. His own “reward” was a long stay in jail at Berrouaghia in the late seventies for offence against national security. At that time political activists were totally isolated and when the ax would fall they knew their actions would remain unheard of and that there would be no popular uprising to defend them. After coming out of prison he carried on with his studies but he always stayed a true supporter of just causes ; he created and contributed to the existence of what he liked to call “bright places”, acting as a light bearer.

عندما قَدِم كمال نافع إلى الجزائر في سنوات السبعينات، فإنه قدم باختياره. كان يعلم أن منصبه في التعليم في مدرسة قبائلية هو المجال الأكبر للثورة، لكنه كان يمارس وظيفته بشعور جميل مع الفلاحين، هذا الشعور الذي ورثه من والديه. عند خروجه من السجن، واصل دراساته، واهتم أكثر بالكفاح المباشر، وبقي وفيا دائما لمبادئه وأهدافه ولجوهر الفعل الذي سعى من أجله، لخلق جو يناسب ازدهار الفكر.

Mots-clés

Nafa, littérature, Fanon

فهرس الكلمات المفتاحية

كمال نافع, الجزائر, الثورة, السجن, الفكر

Cet article est la version écrite de la communication prononcée lors du colloque hommage à Kamal Nafa qui a eu lieu à Alger en octobre 2011.

Pensant à Kamel Nafaa, c’est l’image de Fanon
qui m’est venue à l’esprit.

Quand Fanon meurt à 36 ans, il a déjà traversé le monde deux fois : de sa Martinique natale vers l’Algérie puis embarquement vers la France pour combattre le nazisme puis après, retour au pays natal. Il revient en Europe puis en Algérie et dans de nombreux pays d’Afrique pour le combat contre le colonialisme. Il meurt à New York et son corps est rapatrié en Tunisie puis en Algérie.

À un âge où la plupart des hommes découvrent la vaste complexité du monde, Fanon a déjà expérimenté, directement ou indirectement, les systèmes d’oppression les plus terribles : l’économie de plantation qui est une version à peine humanisée de l’esclavage, le nazisme et le colonialisme et imprégné des grands débats qui structuraient les grands mouvements intellectuels de l’époque, marxisme, existentialisme et psychanalyse, il a produit une pensée nouvelle et ouvert des voies qui sont encore à l’heure actuelle d’une fraîcheur extraordinaire.

Cette présence au monde brille intensément à deux des moments les plus forts du siècle passé : la lutte contre le nazisme durant la seconde Guerre mondiale et le combat anticolonial qui s’intensifie dès le début de l’après-guerre. Ce n’est pas une coïncidence, mais une forme de destinée, liée très fortement aux choix qui sont les siens et qui le conduisirent là où son combat contre l’inhumanité se cristallisait le plus : là où le mal était le plus actif et la douleur bien plus forte.

La démarche de Fanon n’est pas la démarche d’un homme de science vérifiant une thèse sur le terrain, mais une expérience existentielle profonde, un geste de militant, une rencontre frontale, toujours douloureuse dans sa traversée du présent et toujours préoccupée de l’avenir.

Bien que fortement ancré dans un moment fort de l’histoire, Fanon n’est pas uniquement le représentant d’une époque. Il est un exemple vivant de ce qui est l’engagement, dans son sens le plus académique :

La conduite d’engagement est un type d’attitude qui consiste à assumer activement une situation, un état de choses, une entreprise, une action en cours. […] Elle doit bien entendu se traduire par des actes, mais en tant que conduite, elle ne s’identifie à aucun acte particulier, elle est plutôt un style d’existence, une façon de se rapporter aux événements, aux autres, à soi même. (Encyclopédia Universalis).

Les biographies de Fanon mentionnent une jeunesse vécue dans une famille plutôt aisée dont le père antillais, fonctionnaire des douanes et la mère fille d’une Alsacienne et d’un Antillais subvenaient largement aux besoins affectifs et matériels de leurs huit enfants, dont Frantz était le troisième garçon. Il aura toutefois vu les ravages provoqués dans une société post abolitionniste dominée par les anciens maîtres et dont le racisme continuait à structurer les relations sociales et le pouvoir économique et politique et qu’il désigna du nom très expressif de « la royauté du sucre ». 

Élève de Aimé Césaire au lycée Schoelcher de Fort-de-France, il y rencontre Marcel Manville, mort en décembre 1998, un autre antillais qui deviendra comme lui un grand amoureux de l’Algérie dont il défendra les militantes emprisonnées à la Petite Roquette et qui est par bien des aspects une forme d’alter ego de Fanon. Manville raconte dans Les Antilles sans fard comment, à leur départ pour la France pour rejoindre les FFL, la mère de Fanon, en larmes, lui confie son fils, Frantz de trois ans plus jeune que lui. À la mort de Fanon, Marcel Manville crée un Cercle qui porte le nom de l’auteur des Damnés de la Terre.

À peine sortis de l’enfance, ils se rendent à Dominique pour s’engager dans les Forces Françaises Libres pour combattre le nazisme et ses alliés pétainistes. Si Manville est déjà membre du parti communiste, Fanon lui refusait l’idée que le conflit était un conflit de blancs et qu’il s’y engageait parce que cela touchait à la dignité de l’homme. Sur le plan social, et bien que lointain, le conflit mondial est durement ressenti par les populations antillaises encore plus démunies par les restrictions et le rationnement.

En 1944, Frantz Fanon se retrouve avec son ami Manville à Bougie, en Algérie, dans une école de sous officiers pour suivre une formation militaire. Il est très probable qu’il ait eu, dès ce moment, une idée très claire du système colonial et de sa grande inhumanité. Bien que séparé des indigènes, il aura remarqué le sort fait aux populations indigènes et les traitements qu’elles subissent. Le film de Bouchareb, Indigènes, a bien montré, à travers quelques scènes intenses, les inégalités qui régnaient dans les bateaux qui transportaient les soldats vers le front. En 1944, Fanon embarque à Oran vers Toulon. De la Provence jusqu’en Alsace il contribue à la libération de la France et il est blessé près de la frontière suisse durant l’hiver 1945. Il avait à peine 19 ans et le colonel Raoul Salan autre acteur de premier plan de la guerre d’Algérie va lui remettre sa décoration.

À l’issue de cette expérience, Fanon va être définitivement fixé sur les idéaux pour lesquels il s’était engagé. Acteur d’une guerre meurtrière, il était un esprit déjà sensible et sensibilisé aux mutations sociales et culturelles que le monde connaissait, il ne pouvait dès lors se satisfaire ni du redressement moral auquel il avait contribué ni à l’euphorie victorieuse qui l’entourait. Et pour lui, ni l’un ni l’autre ne pouvaient masquer l’ampleur de la crise que le monde vivait. Alice Cherki, psychiatre et psychanalyste, militante de la cause nationale algérienne et qui a été une amie de longue date de Frantz Fanon avec lequel elle a travaillé à Blida puis plus tard à Tunis, évoque une lettre qu’il a écrite à ses parents :

 Un an que j’ai laissé Fort-de-France. Pourquoi ? Pour défendre un idéal obsolète (...). Je doute de tout, même de moi. Si je ne retournais pas, si vous appreniez un jour ma mort face à l’ennemi, consolez-vous, mais ne dites jamais : il est mort pour la belle cause (...) ; car cette fausse idéologie bouclier des laïciens et des politiciens imbéciles, ne doit plus nous illuminer. Je me suis trompé ! Rien ici ne justifie cette subite décision de me faire le défenseur des intérêts du fermier quand lui-même s’en fout. (Cherki Alice 2000 : 17).

La traversée vers son île natale est, selon ses biographes, la même que celle qui ramène chez eux tous les soldats indigènes mêmes ceux qui étaient comme lui citoyens français et médaillés de guerre.

Fanon reprend ses études et mène campagne pour Aimé Césaire qui se présentait alors à l’Assemblée Constituante, tout en gardant le regard rivé sur ce qui se déroulait dans le reste du monde. Le bac en poche, Fanon revient en Europe. Il s’inscrit à Lyon pour faire des études de médecine et en fac de lettres pour un diplôme de philosophie. Il y obtient un diplôme de médecine légale et de pathologie tropicale avant de se spécialiser en psychiatrie tout en passant une licence de psychologie. Il s’engage dans la rédaction de sa première œuvre, Peau noire masques blancs qui est publiée en 1952. D’après Alice Cherki, Fanon avait intitulé son œuvre Essai de psychopathologie du Noir, c’est Francis Jeanson, des éditions du Seuil et plus tard chef des Porteurs de valises, un réseau de soutien au FLN, qui lui aurait donné le titre sous lequel il sera publié. 

La démarche de Fanon est perçue comme révolutionnaire et considérée comme trop en avance sur son temps, au point où il rédigera un autre document pour sa thèse de psychiatrie. Peau noire, masques blancs, et la première œuvre d’un noir sur les noirs, l’ouvrage « détramait» les mécanismes de l’aliénation, celle du modèle construit par le blanc ou celle brandie par le noir. Fanon renvoyait dos à dos « le grand mensonge blanc » et « le grand mirage noir ». Fanon connaît une activité intellectuelle et militante effrénée, il se rapproche des thèses existentialistes, Fanon découvre Sartre, Beauvoir, Lacan ainsi que des publications comme “Présence Africaine” et “Les Temps Modernes”. Il prend part aux manifestations anti-colonialistes de l’après-guerre et crée un journal étudiant Tam Tam qui révèle ses grandes capacités de journaliste. Il publie dans “Esprit” et“ Les Temps Modernes” ses premiers écrits sur sa jeune pratique psychiatrique. C’est dans « Le Syndrome nord-africain » qu’il raconte ses premières observations des travailleurs immigrés nord-africains.

Je veux montrer dans ces lignes que, dans le cas particulier du Nord-Africain émigré en France, une théorie de l’inhumanité risque de trouver ses lois et ses corollaires. Tous ces hommes qui ont faim, tous ces hommes qui ont froid, tous ces hommes qui ont peur…
Tous ces hommes qui nous font peur, qui écrasent l’émeraude jalouse de nos rêves, qui bousculent la fragile courbe de nos sourires, tous ces hommes en face de nous, qui ne nous posent point de questions, mais à qui nous en posons d’étranges.
Quels sont-ils ?
Je vous le demande, je me le demande. Quelles sont elles ces créatures affamées d’humanité qui s’arc-boutent aux frontières impalpables (mais je les sais d’expérience terriblement nettes) de la reconnaissance intégrale ?
Quelles sont elles, en vérité, ces créatures, qui se dissimulent, qui sont dissimulées par la vérité sociale sous les attributs de bicot, bounioul, arabe, raton, sidi, mon z’ami ?. (Fanon 1952b : 237).

Dans cet article Fanon dénonce l’attitude de défiance dont fait preuve le personnel médical à l’endroit du patient nord africain, attitude fondée sur un a priori raciste. Cet article montre l’intérêt que Fanon portait déjà l’Algérie et sa volonté d’aller plus loin. Il évoque, dans ce même article, la nécessité de porter un diagnostic de situation. « Les meilleures volontés, écrit-il, les plus pures intentions demandent à être éclairées ».

En tant que psychiatre, Fanon s’inscrit dans la voir de François Tosquelles, émigré espagnol, républicain, antifranquiste, et promoteur d’un grand courant de la psychothérapie institutionnelle, la sociale thérapie.

À l’issue de ses études de psychiatrie, Fanon postule en priorité pour un poste aux Antilles, à l’hôpital de Colson, il semble que sa pratique de la médecine psychiatrique ait effrayé les décideurs locaux qui refusent sa candidature. Le cours que les lignes politiques de ses amis Césaire qui opta pour la départementalisation et Manville pour la libération finale par la révolution mondiale ont peut être freiné l’ardeur de Fanon pour un retour au pays. Il écrit alors à Senghor pour demander un poste au Sénégal, la réponse de Dakar n’arrivera jamais. Ce hasard objectif fera qu’il se retrouve en poste en Algérie. C’est en 1953 qu’il sera nommé médecin-chef de l’hôpital de Blida en Algérie. À se promener dans l’enceinte de l’hôpital qui porte aujourd’hui son nom, et malgré le retour, actuellement, à des choix thérapeutiques moins révolutionnaires, on retrouve plus que des traces de son passage. Celles du lieu de vie qu’il avait institué en trois ans d’exercice : ferme, vergers, boulangerie, café maure, stade, mosquée qu’il avait construits avec les malades et pour les malades. L’hôpital est presque une métaphore du pays colonisé, Fanon retrouve, chez ses patients les traces des contraintes physiques, de la destruction, de toutes les violences coloniales. Bien plus, il suit directement l’évolution de la lutte pour l’indépendance. En 1956, il vit la grande grève et la répression qui s’ensuit, puis l’arrivée de patients nationalistes torturés et de policiers tortionnaires. Fanon se radicalise de plus en plus, en même temps qu’il lutte au sein de l’hôpital pour imposer ses choix thérapeutiques, il se rapproche de l’insurrection algérienne et de ses dirigeants qui le contactent en tant que médecin pour soigner des blessés, mais aussi en tant qu’intellectuel engagé dont les positions et les moyens de lutte anticoloniale prenaient corps sur le terrain. Il ne pouvait pas ne pas se retrouver en guerre avec le système colonial d’une façon frontale, pour lui la lutte était désormais « totale, absolue ». Fanon envoie au ministre résident Robert Lacoste une lettre de démission dans laquelle il manifeste son engagement profond et sa « volonté de ne pas désespérer de l’homme, c’est-à-dire de moi-même ».

« Monsieur le Ministre, il arrive un moment où la ténacité devient persévération morbide. L’espoir n’est plus alors la porte ouverte sur l’avenir, mais le maintien illogique d’une attitude subjective en rupture organisée avec le réel.
Monsieur le Ministre, les événements actuels qui ont ensanglanté l’Algérie ne constituent pas aux yeux de l’observateur un scandale. Ce n’est ni un accident ni une panne du mécanisme.
Les événements d’Algérie sont la conséquence logique d’une tentative avortée de décérébraliser un peuple.
Il n’était point exigé d’être psychologue pour deviner sous la bonhomie apparente de l’Algérien derrière son humilité dépouillée, une exigence fondamentale de dignité. Et, rien ne sert, à l’occasion de manifestations non simplifiables, de faire appel à un quelconque civisme.
La fonction d’une structure sociale est de mettre en place des institutions traversées par le souci de l’homme. Une société qui accule ses membres à des solutions de désespoir est une société non viable, une société à remplacer.
Le devoir du citoyen est de le dire. Aucune morale professionnelle, aucune solidarité de classe, aucun désir de laver le linge en famille ne prévaut ici. Nulle mystification pseudo-nationale ne trouve grâce devant l’exigence de la pensée. » (Fanon 1964 : 61)

À la réception de cette lettre, Lacoste va l’expulser d’Algérie en janvier 1957. Fanon se retrouve en France durant cinq mois, dans un pays somme toute éloigné de la guerre. Mollement engagés sur des positions pacifistes, les intellectuels français sont très loin de percevoir la nécessité de l’indépendance de l’Algérie et d’une lutte radicale contre le colonialisme en tant que système. Le niveau d’engagement auquel Fanon était arrivé ne pouvait tolérer cette situation. Situation qu’il exprime très bien dans Lettre à un Français.

« Quand tu m’as dit ton désir de quitter l’Algérie, mon amitié soudain s’est faite silencieuse. […] Tu te voyais déjà en France… De nouveaux visages autour de toi, très loin de ce pays ou depuis quelques jours les choses décidément ne vont pas bien. […](Fanon 1964 : 55)

Quand tes frères te demanderont :

« Que se passe-t-il en Algérie ? » Que répondras- ? Quand tes frères te demanderont qu’est-il arrivé en Algérie ? Que leur répondras-tu ? »
Plus précisément quand on voudra comprendre pourquoi tu as quitté ce pays, comment feras- tu pour éteindre cette honte que déjà tu traînes. » (Fanon 1964 : 56)

Fanon rejoint Tunis au bout cinq mois, puis il va au Maroc où il rencontre Abane Ramdane, une des leaders du FLN avec lequel il avait déjà tissé des liens en Algérie. Alice Cherki raconte bien, pour l’avoir elle-même vécu quelques mois après, cette dissonance, en France, dans la perception de ce qui se passait en Algérie qui alimente le désir profond de Fanon d’être au cœur de l’action aux côtés des algériens qui luttaient pour l’indépendance proche de leur pays. 

Il percevait celle-ci comme emblématique d’un vaste mouvement d’indépendance qui allait déboucher sur une révolution continentale, voire constituer la conjonction de la lutte de tous les colonisés.

C’est la ligne de conduite qu’il adopte en tant que journaliste dans El Moudjahid et le mouvement nationaliste algérien, dont une partie de l’élite était conquise aux thèses fanoniennes, lui offre la possibilité de diffuser ses idées. Fanon est le porte-drapeau de l’unité de l’Afrique comme objectif immédiat. Les textes rassemblés dans Pour une révolution africaine en sont une parfaite illustration.

Fanon est nommé ambassadeur itinérant par le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Il se rend à Accra, au Ghana, pour représenter l’Algérie, à l’époque où Nkrumah défend l’idée de la confédération des États africains. En 1959, il est ambassadeur itinérant mandaté par le GPRA, en tant que représentant officiel en Afrique, avec résidence à Bamako, au Mali. Au cours de l’été 1960, Fanon a eu pour mission de reconnaissance et d’installation d’une base au sud du Sahara pour l’acheminement des armes pour les wilayas I et III et d’étudier les possibilités d’alliances plus étroites entre nationalistes africains, voire même l’ouverture d’un nouveau front au sud du Sahara. Il venait de franchir une étape importante de son parcours, ses dernières notes sur le terrain indiquaient l’intérêt qu’il portait désormais au plan strictement opérationnel. Il ne perdait pourtant pas le son espoir d’union africaine.

« Depuis près de trois ans j’essaie de faire sortir la fumeuse idée d’Unité Africaine des marasmes subjectivistes voire carrément fantasmatiques de sa majorité des ses supporters. L’Unité africaine est un principe à partir duquel on se propose de réaliser les États Unis d’Afrique sans passer par la phase nationale chauvine bourgeoise avec son cortège de guerres et de deuils » (Fanon 1964 : 212).

Quand il revient à Tunis, il est déjà malade. Conscient du mal qui le minait, Fanon s’attelle à achever le plus beau manifeste de la révolution anticolonial, un ouvrage qui le fera connaître dans tous les pays du monde. Ce sera “Les damnés de la terre”, qu’il écrit de mai à octobre 1961 et dont la préface de Sartre, dont l’humanisme a joué un rôle central dans les thèses anticoloniales de Fanon et de bien d’autres, appellera les européens :

« Ouvrez ce livre, entrez-y [...] Ayez le courage de le lire [...] Vous trouverez que Fanon est le premier depuis Engels à remettre en lumière l’accoucheuse de l’histoire“. (Sartre 1961 : 6)

Fanon accepte de se faire soigner aux États Unis et part pour l’hôpital de Bethesba à Washington. Il meurt en décembre 1961 dans un hôpital de Washington, convaincu du caractère inéluctable de l’indépendance pour laquelle il a tant lutté.

Quelques années plus tard, en 1969, un autre médecin, argentin ayant épousé la cause cubaine quitte La Havane pour une traversée, porter la révolution victorieuse dans les pays d’Amérique latine. Le Che a sûrement été touché par la foi fanonienne lors de son passage en Afrique.

Fanon a eu un destin certainement moins romantique que le Che, comparé à l’omniprésence du visage de Guevara, rares sont les affiches où son portrait figure. Il a été pourtant présent partout où, dans les années 60 et 70, les luttes liées aux situations coloniales et postcoloniales se sont exacerbées d’une manière violente : aux États-Unis où les Blacks Panthers en en faisait une référence suprême et pour les combattants palestiniens qui ont adhéré à ses thèses dès les premières lignes de Les damnés de la terre.

« Libération nationale, renaissance nationale, restitution de la nation au peuple ? Commonwealth ? Quelles que soient les rubriques ou les formules introduites, la décolonisation est toujours un phénomène violent.[…] la décolonisation est très simplement le remplacement d’une « espèce » d’hommes par une autre « espèce » d’hommes. Sans transition, il a substitution totale, complète, absolue » (Sartre 1961 : 7)

Son étoile semblait avoir quelque peu pâli durant la période qui a suivi la décolonisation, quand les dirigeants et gouvernements des indépendances ont transformé l’appareil colonial en instrument de dictature nationale en vue de servir leurs propres intérêts. Cette situation, il l’avait pressentie et il avait mis en garde contre les bourgeoisies nationales.

Jamais depuis la fin des années 60, l’actualité de Fanon (1964 : 5) ne s’est fait ressentir avec autant d’acuité. Maintenue enfermée dans l’univers clos des études maghrébines, africaines et antillaises, la pensée de Fanon semblait avoir été emportée dans les assauts menés contre les pensées considérées comme « tiers-mondistes » ou « marxistes vieillissantes ». 

Cette actualité, aujourd’hui revendiquée de toutes parts s’affirme et se conforte de plus en plus, notamment depuis la remontée violente des racismes et leur réappropriation par des pans de importants des pouvoirs politiques. Les déclarations de l’ancien président français Jacques Chirac qui exprimait, en 1988, sa fierté devant

« l’œuvre coloniale de la France. Il n’y a que les intellos-gaucho-masochistes pour critiquer cela. C’est pourtant une image superbe de la France »1 ;

puis celles de Nicolas Sarkozy lors de son discours de Dakar et à la faveur de l’affaire de l’arche de Zöe ; les projets de lois sur les bienfaits du colonialisme ; les tests ADN pour le rapprochement familial et jusqu’aux dernières déclarations d’un ancien prix Nobel de médecine2, apparaissent comme les signes fascisants d’un retour du refoulé des droites européennes et américaines.

L’alter mondialisme crée un espace Frantz Fanon pour structurer des problématiques postcoloniales telles que les ségrégations urbaines, l’antiracisme contre la théorie « du choc des civilisations », l’éducation et la désaliénation, souhaitant ainsi produire par des interventions internationales multiples en réseau, une dynamique nouvelle, pour un processus de désaliénation mentale, en analysant celles-ci du coté du colon et du colonisé.

Le débat public sur le passé colonial de la France et ses relations sur les formes contemporaines de racisme et sur la situation sociale des descendants de colonisés a permis de mettre en avant la question de la continuité entre le passé colonial et impérial de la France et les formes actuelles de racisme. Quelques rares auteurs ont soulevé la question de la persistance de représentations héritées du passé colonial et « reformulées et réinvesties au service d’intérêts contemporains » (Tevanian Pierre 2007 : 87).

Pour apporter de la clarté dans cette atmosphère délétère, Achille Mbembé a évoqué Fanon, en déclarant, répliquant à Sarkozy, que :

« Depuis Fanon, nous savons que c’est tout le passé du monde que nous avons à reprendre ; que nous ne pouvons pas chanter le passé aux dépens de notre présent et de notre avenir ; qu’il n’y a pas de mission nègre comme il n’y a pas de fardeau blanc ; que nous n’avons ni le droit ni le devoir d’exiger réparation de qui que ce soit ; que le « nègre » n’est pas, pas plus que le blanc ; et que nous sommes notre propre fondement »3.

Au-delà de son évocation à la faveur d’une actualité qui compte les dérapages, l’image de Fanon et son apport théorique se réinstallent dans les propositions des grands auteurs postcoloniaux qui invitent à de départir des approches uniformes et sclérosées. Pour de nombreux auteurs, Fanon a été un des premiers « intellectuels colonisés » à déconstruire l’espace colonial français à partir d’une expérience professionnelle qui est encore considérée, aujourd’hui comme une expérience unique parce qu’elle l’a poussé à s’interroger d’une manière radicale sur les formes de lutte à entreprendre pour traquer et « veiller à la liquidation de toutes les non-vérités fichées dans le corps du colonisé par l’oppresseur » (Sartre 1961 : 9).

Évoquant la méconnaissance que les étudiants inscrits en littérature francophone ont de Frantz Fanon et de « l’implication qui était la sienne dans la lutte algérienne » (Chaulet-Achour Christiane 2007 : 16), déplore qu’il n’occupe pas « la place qui devrait lui revenir dans les études de lettres et de sciences humaines ». C. Chaulet Achour, s’appuyant sur Edward Said, oppose à la vision européocentriste inflexible de Camus la réponse de Fanon, qui selon elle,

« fait partie de ce qui ont apporté une réponse égale par son refus de qualifier d’universel l’humanisme européen et par le déplacement que ses écrits obligent à faire par rapport à l’idée d’un noyau civilisationnel insécable, européen s’entend. Fanon installe au centre de son dispositif d’appréciation, les cultures que l’Occident rejetait en périphérie.» (Chaulet-Achour Christiane 2006 : 50-51).

Dans cet ordre d’idées, Kathleen Gyssels se satisfait de retrouver l’influence de Fanon dans de nombreux écrits des théoriciens des postcolonials studies

 Chez tous, partisans de la première heure ou non, femme ou homme, j’ai pu mesurer la place tout à fait incontournable de Fanon, qui reste l’instigateur phare pour tous ces chercheurs ou « réviseurs. (Gyssels, Kathleen 2006 : 67).

Pour ces deux chercheures, Frantz Fanon demeure le premier à avoir analysé le drame intérieur qu’est la colonisation. Ancré dans une réalité historique, sociale, économique et politique, Frantz Fanon a produit des sujets dont la pertinence reste encore très forte. Il aura donné, bien avant de nombreux anthropologues et sociologues, à partir d’une expérience de jeune psychiatre, un contenu précis à l’assimilation et au mimétisme. La « lactification », jeune concept incisif désignant chez le noir, le désir pathologique irréalisable de se blanchir la peau, va gagner l’adhésion de tous les penseurs anticoloniaux et intégrés les ouvrages de référence reléguant loin derrière Discours sur le colonialisme œuvre pionnière de Aimé Césaire, publié en 1955, plus de dix avant Les Damnés de la terre. Dans cet ouvrage, il annonçait que l’issue à l’impasse dans laquelle se trouvait le colonisé était la conscience nationale et sociale.

Pour Fanon, l’analyse de l’oppression coloniale ne peut être restreinte à ses aspects économique, culturel ou politique, elle doit prendre en ligne de compte les aspects psychologiques de la relation coloniale en tant qu’elle intègre également les fantasmes, les rêves, les désirs, de ce fait la décolonisation doit aussi se réaliser sur le plan psychologique. Il a à cet effet, bien avant l’Orientalisme tel que développé par Edward Said, ouvert la voie à une réflexion sur les dégâts causés par le colonialisme sur les consciences colonisées.

Pour de nombreux spécialistes du domaine, l’expérience professionnelle de Fanon dans le domaine de la psychiatrie est une donnée décisive dans sa carrière d’écrivain militant. C’est à travers son expérience à l’hôpital psychiatrique de Blida qu’il a le mieux approché les conditions qui affectent la psychologie des malades et qui ont dynamisé sa radicalisation dans la dénonciation du système colonial qu’il a jugé déshumanisant parce qu’il ensauvageait et le colonisé et le colonisateur.

Cet aspect est certainement celui par lequel le message de Fanon affirmait une actualité qui était, déjà dans le milieu des années 70, proposée, par une professeure d’histoire dans une université américaine, comme une pensée de dimension universelle. Dans la présentation d’une des premières biographies de Fanon, celle de Irène Gendzier (Gendzier 1976 : 278), son traducteur en langue française, Édouard Deliman écrivait dans la préface à l’ouvrage :

« Le message de Fanon reprend toute sa force, car il ne s’adresse plus seulement à ses frères de couleur – comme on dit – ou à ses anciens compagnons de lutte, mais à tous les êtres humains injustement traités. Or ces hommes et ces femmes sont parmi nous.

La « psychose du colonisé » a pu disparaître avec la colonisation, mais la psychose de l’opprimé – avec celle complémentaire de l’oppresseur – demeure. Elles sont universelles. Oui le tocsin de Fanon sonne bien pour nous tous .

C’est dans son autre dimension, celle de porteur d’utopie qu’il attendait ses « continuateurs », à l’image de Edward Said, qui durant ses études dans la francophone Égypte, a du être touché par le don unique de Fanon. Celui que Irene Gendzier lui attribue quand elle évoque la faculté que Fanon avait de percevoir les traits universels du colonisateur et du colonisé et de les traduire en termes humainement significatifs.

C’est selon elle « ce qui donne à ses écrits une hauteur de vue que peu on approchée. Il rêvait d’un homme nouveau, et ce rêve continue de hanter ceux que ne satisfait pas l’homme tel qu’il est. (Gendzier 1976 : 279).

1 Libération du 12 mars 1988.

2 Le Dr James Watson, pionnier de la recherche sur l’ADN et lauréat du prix Nobel de médecine en 1962, a été exclu du laboratoire new-yorkais de Cold

3 Le messager de Douala. 1 août 2007

CHERKI Alice 2000.Frantz Fanon, portrait, Paris : Éditions du Seuil.

CHAULET-ACHOUR Christiane 2007. « Edward W. Said, lecteur de Fanon. Relais et prolongement », in Revue Nord/Sud, Toulouse : Éd. Ères.

CHAULET-ACHOUR Christiane 2006. « Edward W. Said – Écrits sur l’Algérie », Alger : Passerelles, n° 14.

CHAULET ACHOUR Christiane, Frantz Fanon 2004. l’importun, Montpellier/Sidi Bel Abbès, éd. Chèvrefeuille étoilé.

FANON, Frantz. 1961. Les damnés de la terre, Paris : Gallimard, col. Folio Actuel. Préface de J.P. Sartre. 1968. Présentation de G. Chaliand, 1991.

FANON, Frantz 1964. Pour une révolution africaine. Paris. Gallimard.

FANON, Frantz. 1952a Peau noire masques blancs, Paris : Le Seuil.

FANON, Frantz 1952b “le syndrome nord-africain”, in Esprit 1952. Paris

GENDZIER Irène. 1978. Frantz Fanon, Collection L’histoire immédiate, Paris : Seuil Traduction de P. Deliman.

GYSSELS Kathleen 2006. Passes et impasses du comparatisme postcolonialParcours transfrontaliers de la diaspora africaine aux Amériques. Document soutenu dans le cadre de l’habilitation à diriger des recherches. Paris. Université de Paris III.

SARTRE, J. Paul. 1961. préface à Les Damnés de la terre, Paris : Paris. Maspero.

TEVANIAN Pierre, 2007. La République du mépris, Paris : La découverte, coll. Sur le vif.

1 Libération du 12 mars 1988.

2 Le Dr James Watson, pionnier de la recherche sur l’ADN et lauréat du prix Nobel de médecine en 1962, a été exclu du laboratoire new-yorkais de Cold Spring Harbour pour avoir tenu des propos racistes dans un entretien au Sunday Times britannique dans son édition du 14 octobre 2007. Dans cet entretien, Watson, âgé de 79 ans, se disait « fondamentalement pessimiste quant à l’avenir de l’Afrique “car” toutes nos politiques d’aide sociales sont basées sur le fait que leur intelligence est la même que la nôtre, alors que tous les tests disent que ce n’est pas vraiment le cas ».

3 Le messager de Douala. 1 août 2007

Said Benmerad

Faculté des langues et des lettres - Alger2

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