Le Café Maure comme microcosme d’une vie collective et d’une «  sociabilité informelle » dans les nouvelles «  Au Café » et «  Le Compagnon » de Mohammed Dib

Arab Hacène

p. 93-135

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Arab Hacène, « Le Café Maure comme microcosme d’une vie collective et d’une «  sociabilité informelle » dans les nouvelles «  Au Café » et «  Le Compagnon » de Mohammed Dib  », Aleph, Vol. 5 (2) | 2018, 93-135.

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Arab Hacène, « Le Café Maure comme microcosme d’une vie collective et d’une «  sociabilité informelle » dans les nouvelles «  Au Café » et «  Le Compagnon » de Mohammed Dib  », Aleph [على الإنترنت], Vol. 5 (2) | 2018, نشر في الإنترنت 25 décembre 2018, تاريخ الاطلاع 29 mars 2024. URL : https://aleph.edinum.org/1234

Notre article se propose d’étudier comment le café maure dans deux nouvelles de Mohammed Dib « Au Café» et « Le Compagnon», constitue un véritable point névralgique autour duquel gravitent tous les événements du récit. Il s’agit donc de montrer comment cet espace collectif devient dans le récit un centre de rayonnement de tous les autres espaces. Car cet espace assure au récit une stabilité spatiale et peut-être une certaine harmonie. Étant un élément central dans le dispositif scriptural dibien, l’espace du café est présenté comme un lieu de socialisation des personnages principaux, néanmoins il représente aussi un univers de dépossession, car il s’agit bel et bien d’un espace non capitalisé.

This article aims to study how the Moorish coffee in Shorts story of Mohammed Dib « Au Café » and « Le Compagnon », constitutes a real nerve center around which gravitate all the events of the story. It is therefore a question of showing how this collective space becomes in the narrative a center of radiation of all the other spaces. This space assures the narrative a spatial stability, perhaps even a certain harmony. Being a central element in the dibian scriptural device, the coffee space is presented as a place of socialization of the main characters, nevertheless it also represents a universe of dispossession because it is indeed an unfunded space

يقترح مقالنا لدراسة كيف يشكل مركز القهوة في قصتين قصيرتين من .محمد ديب نقطة عصبية حقيقية حولها التي تنجذب جميع أحداث القصة

وبالتالي ، فإن السؤال هو كيف يظهر هذا الفضاء الجماعي في السرد مركزًا للإشعاع في جميع .الأماكن الأخرى. لأن هذا الفضاء يؤكد على السرد استقرارا مكانيا

كونه عنصرًا مركزيًا في رواية ديب ، يتم تقديم مساحة القهوة كمكان للتنشئة الاجتماعية للشخصيات .الرئيسية ، ومع ذلك فهي تمثل أيضًا عالمًا من التجريد لأنه بالفعل مكان غير ممول

فهرس الكلمات المفتاحية

رواية ديب, مركز القهوة

Avant d’entamer l’étude de l’espace du café dans les nouvelles de Mohammed Dib1, nous tenons d’abord à définir cet espace et à revenir sur son évolution pendant la colonisation. Ainsi, le café selon Dominique Maingueneau, «  se trouve sur la frontière de l’espace social. Lieu de dissipation de temps, d’argent, de consommation d’alcool et de tabac, il permet à des mondes distincts de se côtoyer2. » En Algérie, le café maure où la consommation d’alcool est prohibée, d’après Youcef Lates qui a consacré une étude sociohistorique à cet espace public, «  est le lieu de détente et de loisir profane des musulmans. De nombreux témoignages surtout littéraires, romancés ou non, montrent que le café est lieu de la sociabilité informelle3. »

En tant que tel, le café maure va jouer un grand rôle dans la prise de conscience, mais aussi dans la préparation du déclenchement de la révolution4. C’est pourquoi cet espace a pendant longtemps constitué une menace pour les défenseurs de la colonie dont certains avaient même soutenu la nécessité de le fermer. C’est le cas par exemple de Jacques Taïb, un colon, qui avait pignon sur roue à Souk-Ahras durant les années 1930, qui dénonçait dans son Journal l’attitude de la police coloniale qui tolérait les établissements de café que fréquentaient les Algériens :

«  Deux genres de cafés maures, dont l’un est fréquenté par des gens de bien et l’autre considéré à juste raison comme un repaire d’individus capables de tout, sauf de travailler et dont il est permis de dire de leurs lieux de réunions qu’ils sont : des établissements que la morale réprouve, mais que malheureusement la police tolère5. »

Dans l’esprit de ce colon/journaliste, la morale coloniale réprouve ces établissements. Mais, il avait oublié de signaler que c’était au nom de cette même morale que ces espaces avaient été clochardisés et que tout un peuple était réduit à néant. Taïb et ses semblables ignoraient, ou faisaient mine d’ignorer, que c’est le rôle joué par les hordes de légionnaires qui, dès les premières années d’occupation, avaient transformé ces établissements en lieux de débauche. Ils furent alors des espaces où les militaires «  se réunissent pour se distraire6 ». Par la force du glaive, ce lieu réservé exclusivement aux hommes fut transformé par ces militaires en lieu de la prostitution avant l’apparition de ce que Berkahoum Ferhati appelle «  Beit el Kbira7 » c’est-à-dire le lupanar.

Toute la stratégie de Mohammed Dib dans certaines nouvelles de son recueil Au Café consiste à redonner à cet espace de socialisation une autre image que celle fabriquée par le discours colonial. En tant qu’espace social, le café maure dans certains textes écrits par Mohammed Dib durant les années 1950, se distingue des cafés (plutôt des bars) fréquentés par les Européens. Il est ainsi un espace d’affirmation de soi et d’enracinement dans des valeurs authentiques autres que celles imposées par le colonisateur. Dans les nouvelles «  Au café » et «  Le Compagnon » ainsi que dans La Grande maison et l’Incendie, le café prend une dimension mythique8. Il est présenté dans ces différents textes comme espace/refuge où les personnages, faisant face à la dureté de la vie, passent leur temps en attendant les jours meilleurs. Le café est présenté par ailleurs comme lieu où se pratique l’altérité. L’historien Omar Carlier a souligné que la fréquentation des cafés se fait en fonction de l’appartenance communautaire :

«  Café européen et café algérien restent jusqu’au bout des cafés ségrégués et frappés d’interdit aux yeux du plus grand nombre. La convivialité du lieu n’efface pas l’altérité inhérente aux deux systèmes culturels et l’ordre colonial. Au contraire, elle en matérialise le principe dans la vie ordinaire. D’ailleurs lorsque l’échange déroge au principe de séparation communautaire, il reste asymétrique. Les Algériens fréquentant de plus en plus le café européen, les Européens en revanche ne rentrant jamais au café maure excepté les touristes et les artistes. Progressant à l’intérieur du pays dans cette opposition pérenne, la densité et la diversité croissantes du kaoua ont contribué à accentuer tout à la fois la concordance et la discordance des temps et des espaces sociaux liés ici à un usage nouveau et là à une familiarité séculaire. Tout abord, le maillage rural du réseau des cafés est considérablement resserré ainsi que la statistique coloniale nous incite à le conjecturer compte tenu du nombre de cafés maures comptés à part dans les recensements de 1936 et de 1948. Fait tangible en1936, fait social de masse en 1948. Le café des champs a dépassé le café des Villes9. »

La même distinction est relevée par Mohamed Harbi dans ses Mémoires, lorsqu’il rapporte :

«  Je passais des cafés européens aux cafés algériens, à la fois semblables -- par la fonction de lien social qu’ils assuraient – et tellement différents. Au café européen, le comptoir jouait un grand rôle : on s’y accoudait, on y bavardait, on multipliait les tournées. Les femmes pouvaient y accompagner leur mari, parfois avec leurs enfants. Au café algérien, souvent moins éclairé, le comptoir était un lieu de passage et le rite des “tournées” offertes et multipliées était quasiment absent. La présence des femmes y était évidemment impensable : c’est un lieu d’hommes. On n’y consommait pas d’alcool, mais exclusivement du thé, du café, des sirops. Souvent, on y entendait de la musique égyptienne. Qui dira l’importance de ces cafés, ces salons de coiffure et autres lieux qui constituaient des réseaux  ? S’y manifestait la place centrale de la rue dans la sociabilité, dans la formation et la permanence des liens sociaux, et dans diverses formes de contrôle social10. »

Cette ségrégation évoquée par les deux historiens est manifestement constatable dans les nouvelles de Dib. Elle est explicitement indiquée par le comportement des personnages, les boissons (le thé11) et l’occupation de l’espace. Nous pouvons constater que les protagonistes par exemple dans «  Au café » et dans «  Le Compagnon » prennent essentiellement du thé durant leur présence dans le café.

1- Le café, un espace de socialisation et de dépossession

L’espace dans la nouvelle «  Au café » est limité pratiquement à l’espace intérieur du café que nous découvrons à travers le regard du narrateur/personnage principal. Dès le premier paragraphe, le décor est planté. Attablé seul dans un coin, loin des autres occupants, le narrateur dresse un tableau, pour le moins, assez négatif de ce lieu sombre et bruyant. On comprend alors qu’il s’agit d’un univers qui lui est familier :

«  Au fond d’une atmosphère obscurcie, les joueurs battaient leurs dominos avec des claquements de fouets qui, à la longue, portaient sur les nerfs. Les murs étaient recouverts de traînées de crasse et, plus haut, le crépi jaune foncé devenait encore plus sale, jusqu’au plafond noir de suie. Contre les murs couraient des banquettes en bois, longues et larges, pouvant porter jusqu’à dix personnes, tandis que de vieilles chaises de paille, poussiéreuses, traînaillaient au milieu de la salle. Un brouillard de fumée dense s’amassait sur tout cela et, lentement, sous la clarté blanche des ampoules, se diluait en une vapeur diffuse et acre. » (AC. p. 9).

La vue de tous ces objets qui meublent ce lieu sale et mal éclairé provoque chez le personnage un embarras, insuffisant toutefois à lui faire quitter l’endroit. Au contraire, affichant une velléité pour partir au début, il décide malgré lui de surseoir à son départ. En effet, l’atmosphère à l’extérieur du café est encore plus affreuse et ne l’encourage pas à sortir :

«  Je regardai la porte  ; une étrange lourdeur m’enchaînait à mon banc. Derrière les vitres, le ciel était pesant et funèbre. Avec un hululement sourd et ininterrompu, le vent secouait les grands arbres de la place du beylick, qui se fondaient dans l’obscurité. Je n’ai plus eu la force de partir. » (AC, p. 10)

Si le vacarme du café constitue une torture morale pour le narrateur/personnage principal comme le suggère, d’une manière métonymique le substantif «  fouet », le vacarme à l’extérieur est traduit par un lexique bien choisi dans la description. Il assimile ainsi le souffle du vent au hululement des oiseaux de nuit. Le mot «  hululement » animalise l’espace du dehors, lui conférant ainsi un caractère quasi terrifiant.

Ce décor hostile cerne de toutes parts le protagoniste. Deux espaces se télescopent dans sa vision : le dedans et le dehors dont la configuration répond à des desseins différents. Donc nous avons, d’une part, un espace opératoire et saturé par le vacarme de ses occupants et d’où se dégage une tension perceptible que le narrateur décrit d’une manière rigoureuse et précise  ; d’autre part, un espace représenté comme un paysage animé par les forces de la nature, notamment le vent et la pluie. Les deux descriptions affichent toutefois des similitudes suggérées par ce va-et-vient incessant entre l’intérieur et l’extérieur du café. Dans un cas comme dans un autre, la vision s’oppose au bruit. L’hostilité et le vacarme du café que le protagoniste semble ignorer préparent et justifient la position de celui-ci par rapport à l’humanité qui s’y trouve.

Ainsi, le décor participe à la socialisation du protagoniste malgré son choix volontaire de se mettre à l’écart des autres qu’il rejette. De sa table, il voit et entend tout ce qui anime cet espace insolite où sa socialisation passe nécessairement, non pas par le fait de se distinguer des autres clients, mais par l’adhésion à leur occupation première, celle qui consiste à meubler leur temps vide par leur présence dans ce café. Il finit d’ailleurs par avouer la véritable raison de sa présence dans le café tout en affirmant, après avoir décrit ceux qui l’occupent :

«  Comme la plupart de ceux qui étaient là, je laissais passer les heures. »(AC. p. 11).

Voilà qui dévoile le protagoniste dans sa relation paradoxale avec l’espace du café. Ce lieu qu’il a décrit et présenté au départ comme étant bruyant, sale et sombre se transforme vite à ses yeux en un univers dont l’atmosphère lui procure chaleur et repos :

«  Je me renforçai dans mon coin  ; une douceur intime, envahissante, une lancinante incertitude, enveloppèrent mon cœur et je continuai de songer à la nuit hostile, pluvieuse, qui étouffait la ville. Dans ce café, parmi la masse enfumée de ces gens remuants, j’avais au moins un refuge et je pouvais goûter à cette bonne sensation de repos. » (AC. p. 10).

Ainsi considéré, le rapport à l’espace qui n’est plus synonyme de privation et de séquestration se transforme ainsi en relation de bonheur comme le soulignent les mots «  douceur » et «  repos ». Cette atmosphère paradoxale est également traduite par le contraste entre la simplicité du récit du personnage principal, dominé par la description, et l’absence de mouvement apparent. Émaillé de détails plus ou moins concrets, son récit produit une impression d’harmonisation de ses rapports avec les autres qu’il découvre et qu’il décrit, maintenant que sa volonté de passer encore quelques heures dans ce café a été clairement énoncée. Il s’agit d’un compromis qui lui permet de réaliser sa socialité. Cette tendance vers l’harmonie donne au lieu un caractère particulier. Il se transforme en refuge pour le protagoniste. Cet espace qui se trouve socialisé dès le début par la présence des autres que le protagoniste a fait semblant d’ignorer devient problématique. Le café est un espace des relations humaines que la marginalité des autres clients empêche d’établir le contact :

«  Il n’y a guère que des pauvres hères, ici, un ramassis de sans-foyers, et aussi des fellahs déracinés, ayant déserté la campagne, reconnaissables à leurs visages aux traits durs, recuits, profondément ravinés. Les uns comme les autres respiraient le même air de misère. » (AC, p. 10-11).

La présence de ces personnages semble remettre en question la possibilité de préserver la solitude du protagoniste, son espace privé en fait, ce territoire garant de sa quiétude. De ce point de vue, le café se transforme en un lieu sans nécessité précise où sa présence ou son absence devient une simple question de commodité. Entre l’atmosphère ténébreuse en dehors du café (p.12) et la chaleur au milieu de ce qu’il qualifie de «  vie trépidante » (p.12), le choix est fait en fonction justement du critère de commodité. Ce choix est justifié non seulement par la tempête hivernale, mais aussi, et surtout par la crainte de rentrer chez lui encore une fois les mains vides :

«  Je savais pourtant que mes enfants m’attendaient, que ma femme m’attendait. Eh quoi  ! Depuis plusieurs jours, je ne leur avais pas porté à manger, depuis plusieurs jours, pas un sou n’était tombé dans ma poche. Alors je préférais rester au café. » (AC, p. 11).

Un peu plus loin, il affirme : «  Voilà trois ans que cela dure, pensai-je. Trois ans que je vis dans la crainte de rentrer chez moi. » (p.13) Cette phrase rapportée au style direct exprime toute l’inquiétude et toute la douleur qui rongent ses pensées les plus intimes depuis bien longtemps.

Livré à lui-même, le personnage vit en retrait permanent de sa famille et de la «  société » du café pour affronter la dure réalité qu’il ne cesse de subir de plein fouet. Sa préoccupation et son isolement participent à la déconstruction de toute la symbolique du café. Lieu d’échange et de parole par excellence, notamment dans la culture maghrébine12, il se transforme dans ce texte en un lieu d’incommunicabilité, de contemplation et de repli sur soi. Une position inconfortable pour le personnage principal qui est contraint de subir les affres d’une attente interminable et les effets d’une pression familiale de plus en plus grande. Il est donc rongé par le sentiment de culpabilité : il sait, il est même convaincu que sa place n’est pas dans cet espace lugubre, refuge des sans-abris et de tous les déracinés, mais auprès de ses enfants.

Ni l’attente interminable, ni même la monotonie d’un espace inhospitalier ne semblent décourager le protagoniste pour sortir de ce cercle infernal qui se referme sur lui et où, semble-t-il, son esprit est consumé. Il est ainsi livré à la fatalité de cet espace qui l’arrache à lui-même et à sa famille. Ce serait, à notre avis, dans ce sens qu’il faut comprendre la dépossession. Dépossession en tant que sacrifice et détachement pour se consacrer entièrement à une vaine attente. Comme sacrifice, il offre la seule chose qu’il lui reste : son temps qui est aussitôt détruit13. Est-ce sa vie qui est détruite dans cette attente interminable  ? Le thème de l’attente est justement un élément central de nouvelle, à mettre en rapport avec tous les autres éléments, notamment celui de l’enfermement.

2– Le café comme espace de la conscience retrouvée

Plusieurs écrivains ont fait du café un lieu d’isolement et de contemplation. Cet espace populaire est choisi pour mettre en scène des personnages souvent plongés dans d’intenses réflexions sur des problèmes particuliers ou collectifs qui touchent tous les domaines de la vie. C’est le cas par exemple d’André Gide qui a accordé une importance capitale aux cafés maures dans son livre Amyntas où il a relaté son voyage en Algérie au début du siècle dernier. En effet, tout au long de ce récit de voyage, Gide entraine à chaque fois le lecteur dans des cafés maures. Pour Gide, les meilleurs postes d’observation de la société algérienne sont les cafés. Toutefois, nous devons d’emblée préciser que la présence de Gide dans les cafés maures est dictée, non pas par une quelconque curiosité d’un simple observateur, mais, comme l’a si bien expliqué Edward Saïd, par sa quête d’une «  expérience sexuelle inaccessible en Europe14. » Ainsi, que ce soit à Biskra ou à Blida, ou encore en Kabylie et à Alger, André Gide s’est longuement attardé dans les cafés tout au long de son périple algérien. À Biskra, il découvre que le café constitue un espace de repos et de détente :

«  De tous les cafés maures, j’ai choisi le plus retiré, le plus sombre. Ce qui m’y attire  ? Rien  ; l’ombre  ; une forme souple qui circulait  ; un chant  ; – et n’être pas vu du dehors  ; le sentiment du clandestin.
J’entre sans bruit  ; je m’assieds vite, et pour ne rien troubler, je fais semblant de lire  ; je verrai… Mais non  ; rien. – Un vieil Arabe dort dans un coin  ; un autre chante à voix très basse  ; sous le banc un chien ronge un os  ; et l’enfant-cafetier, près du foyer, remue les cendres pour retrouver un peu de braise où chauffer mon café saumâtre. – Le temps qui coule ici n’a plus d’heure  ; mais, tant l’inoccupation de chacun est parfaite, ici devient impossible l’ennui
15. »

À Alger où Gide a été souvent vu dans le fameux «  Café Fromentin », il a mis l’accent sur l’ambiance nocturne de ces établissements :

«  Des planches formant banc  ; je m’assieds. Et sitôt assis, j’entends au tournant de la rue le crissement de la guitare arabe. Un café maure est là  ; j’en perçois à présent la faible lueur dans la nuit  ; elle écarte la nuit à peine, et pas plus que ne repousse le silence le son discret de la guzla. – M’approcherai-je  ? – Pourquoi voir, qu’une échoppe très misérable, douze Arabes couchés, un musicien très probablement laid… Demeurons.
Que la nuit entre en moi, s’insinue avec la musique… Un Arabe sort du café, s’avance vers moi, me croit ivre  ; et en vérité, je le suis
16. »

Le café, dans ces exemples de Gide, est présenté à la fois comme un lieu de halte et d’escale. Un lieu privilégié dans lequel Gide se rappelle de tel événement notable de la journée ou telle image qui l’a ravi ou encore tel parfum qui le trouble. De ce point de vue, le café est considéré comme une sorte de «  belvédère » qui permet un regard dominant sur le monde.

C’est le cas également d’Albert Camus qui a comparé, dans L’Envers et l’endroit, l’espace d’un café complètement sordide à celui de la maison familiale. En effet, le narrateur de «  Entre oui et non » a opté pour le café maure, comme lieu de retraite et de recueillement pour porter un regard rétrospectif sur sa vie. Ce texte dont le procédé d’écriture ressemble à celui de la mémoire involontaire propre à Proust prend comme point de départ l’univers indigent d’un café maure dont certains motifs déclenchent le souvenir du narrateur. Les éléments du décor mis en valeur par la description participent à l’élaboration d’un tableau digne des peintres impressionnistes, tableau dominé par deux couleurs : le vert et le jaune.

«  C’est bien ainsi ce soir. Dans ce café maure, tout au bout de la ville arabe, je me souviens non d’un bonheur passé, mais d’un étrange sentiment. C’est déjà la nuit. Sur les murs, des lions jaune-canari poursuivent des cheikhs vêtus de vert, parmi des palmiers à cinq branches. Dans un angle du café, une lampe à acétylène donne une lumière inconstante. L’éclairage réel est donné par le foyer, au fond d’un petit four garni d’émaux verts et jaunes. La flamme éclaire le centre de la pièce et je sens ses reflets sur mon visage. Je fais face à la porte et à la baie. Accroupi dans un coin, le patron du café semble regarder mon verre resté vide, une feuille de menthe au fond. Personne dans la salle, les bruits de la ville en contrebas, plus loin des lumières sur la baie17. »

Ainsi certains motifs de cette description servent de point repère au narrateur pour lancer le processus de transposition de l’univers familial de son enfance à celui du café. L’accent est mis dans cette description sur l’éclairage insuffisant des lieux, sur certaines couleurs (le jaune et le vert par exemple), sur certains objets comme la lampe à acétylène, et enfin sur l’ambiance à l’extérieur du café. Ces éléments ressemblent étrangement à ceux qui seront privilégiés dans la description de la maison de son enfance, située tout comme le café maure, dans un quartier pauvre. Pratiquement, ce sont les mêmes motifs qui surgissent lorsque le narrateur peint la maison familiale : pauvreté, éclairage insuffisant, solitude, silence et vacuité de l’espace ainsi que les bruits à l’extérieur. Un même rapprochement pourrait être établi entre l’attitude de la mère à la maison et celle du patron du café dans son coin. L’une comme l’autre se caractérise par le silence et la pauvreté. La «  fusion » entre ces deux univers est tellement importante qu’une remarque perplexe surgit dans l’esprit du narrateur qui se demande à la fin de son texte : «  Et comment séparer le café désert de cette chambre du passé, je ne sais plus si je vis ou si je me souviens18. »

Sensiblement à la même époque, Kateb Yacine a choisi le café maure pour réunir les personnages de Nedjma, dans la célèbre scène du début de ce roman :

«  Ils entrent dans le plus piteux des cafés maures, Lakhdar en tête. Les clients leur font des signes d’intelligence. Beaucoup les invitent. Ils montrent le couteau à un tatoué. Il offre cinquante francs. – Soixante-quinze dit Mourad. – Bon. Le couteau valait bien cent cinquante francs. Moitié prix. C’est régulier. Les quatre étrangers prennent d’autres cafés, cette fois à leur compte. Leurs invitations sont chaleureusement rejetées. Ils soulèvent une certaine curiosité. – C’est l’un de vous qui a frappé M. Ernest  ? — Moi, fait Lakhdar, avec la simplicité d’un vieux leader. – Tu as bien fait, frère. Si tu veux, je t’allonge encore vingt francs pour le couteau. – Laisse, Dit Lakhdar. Ce qui va dans ta poche va dans la nôtre. En sortant du café maure, ils heurtent un ivrogne19. »

Plus loin, Kateb Yacine campe le personnage de Mustapha à une terrasse de café à Bône en train de songer à Nedjma : subitement, une présence fait intrusion dans son champ de vision, une femme européenne accompagnée d’un officier, et il sursaute en déclarant : «  Que viennent faire ces deux cochons dans ma chimère  ?20 » Cette intrusion qui rappelle à Mustapha la présence coloniale dans son pays provoque chez lui un sentiment de révolte qui le pousse d’ailleurs ensuite à parler d’injustice et de vengeance :

«  Au fond de la boutique gît un rasoir  ; pour un peu, la tête roule à mes pieds, la tête du marchand… N’y a-t-il que le crime pour assassiner l’injustice  ? Mère, je me déshumanise et me transforme en lazaret, en abattoir  ! Que faire de ton sang, folle, et de qui te venger  ? C’est l’idée du sang qui me pousse au vin21. »

Ces exemples sont certes différents et bien distincts, mais ils illustrent toute l’importance de ce lieu d’escale et de retraite qu’est le café où le rêve et la réalité s’entremêlent, où la chimère et la vie s’entrechoquent. Dans un cas comme dans l’autre se produit une prise de conscience du personnage. Il se révèle à lui-même, marque son territoire et comprend sa condition.

C’est exactement ce qui se produit dans la nouvelle de Mohammed Dib où le protagoniste, grâce à l’illusion provoquée par la solitude dans cet espace bruyant et miséreux, arrive à extérioriser sa peine et surtout à s’inscrire dans une perspective d’action pour vaincre son inertie face à son indigence matérielle. Cette prise de conscience semble être le fruit d’une longue observation, elle-même résulta d’un repli sur soi. L’énergie visuelle qu’il propage à partir de son coin retiré lui permet de faire le rapprochement entre sa condition et celle de ceux qui sont présents dans ce café. Ils partagent ainsi tous le même destin. Et pour reprendre l’expression de l’auteur, «  ils respirent tous le même air de misère  ! », car même l’air ici semble ne pas échapper au dénuement. Cette association entre l’air et la misère accentue le sentiment de malaise généralisé chez le narrateur dont le regard est fixé sur des motifs qui correspondent à son état d’âme. Par exemple, cette tempête qu’il décrit avec insistance traduit une certaine complicité d’un décor, troublé par le vent et la pluie battante, qui pourrait faire écho à sa situation d’homme dérangé et brouillé. Il compose ainsi un paysage susceptible d’incarner son état d’âme  ; il effectue pour ce faire un choix de motifs relevant d’une réalité extérieure pour exprimer une réalité intérieure dure à supporter. C’est de ce point de vue que nous comptons justement interroger les premières pages de la nouvelle.

D’emblée, le narrateur dessine les contours de tout le paysage dans lequel il veut consigner sa «  mal vie », et ce tout en prenant le soin d’introduire sa description par la formule : «  il était tard », imprimant sa subjectivité dans l’expression de son point de vue. Le choix de la nuit avec tout ce qu’elle symbolise comme doute, inquiétude, ignorance et domination (domination coloniale, tyrannique…), n’est pas fortuit. En effet, il voudrait créer une atmosphère, reflet de sa condition. La première impression qui se dégage de cette atmosphère nocturne est celle d’une image floue difficilement reconnaissable. Un champ lexical renvoyant à cette réalité est facilement repérable dès la première page. Ainsi, les mots, sombre, obscurcie, noir, poussière et brouillard connotent tous une morosité qui reflèterait celle de l’esprit du protagoniste :

«  Je fixais la porte du regard, roulant dans ma tête de moroses pensées, toujours pris entre le désir de partir et le besoin invincible de prolonger encore de quelques instants ce répit. » (AC, p. 13)

Cet aveu du protagoniste vient corroborer clairement l’idée de la confusion qui caractérise son esprit.

Ensuite, nous pouvons dire que le lien entre l’atmosphère extérieure et l’état d’âme est consolidé par la description d’éléments bien choisis parmi les motifs du café. Il s’agit comme nous pouvons le constater d’une part, d’objets sales, vétustes et encombrants (vieilles chaises, crasse sur les murs, crépi sale…) qui révèlent sans doute l’état de carence caractérisant les lieux, ce qui désigne d’une manière connotative la situation d’extrême misère dans laquelle se trouve le protagoniste. D’autre part, au niveau de l’ambiance qui caractérise les lieux, nous avons ainsi remarqué que les personnages dans le café vivent au rythme de divers bruits (claquements de dominos, cris) associés à leurs extrêmes oisiveté et pauvreté22 :

«  Chacune de ces existences trainait, là-dedans, comme d’une quelconque de ces chaises, aussi inutile et boiteuse. » (AC, p. 11).

Toute autre présence serait déplacée dans

 «  ce réduit où se mêlaient habits fatigués, chéchias graisseuses, burnous et manteaux en loques. » (AC, p. 11).

Cette manière de présenter cet endroit renforce bien le rapport entre le narrateur et «  ses compagnons » misérables avec qui il partage le même territoire réservé uniquement aux exclus injustement de toute vie décente.

Nous assistons dans cette nouvelle à une mise en scène d’une projection du sentiment d’extrême désœuvrement qui hante l’esprit du narrateur, dans un univers immédiat marqué par l’abandon, la solitude, la pauvreté et la torpeur. Cette tendance à extérioriser une douleur profonde à travers l’expression d’une sensibilité à l’atmosphère immobilise le protagoniste. Elle crée un lien unissant un présent constitué d’un ensemble de sensations et d’images, et son état d’âme. «  L’ouverture vers le dehors, écrit Daniel Bergez, peut dès lors se lire tout autant comme une aventure intérieure, une construction mentale23. » Or, chose remarquable, cette atmosphère ne l’émeut que par référence à son angoisse, c’est-à-dire plus précisément, à son état d’indigence matérielle. On peut dire qu’il est, d’une certaine manière, consolant de voir l’atmosphère aussi pauvre et ténébreuse que soi. (AC. p. 12). Car, l’intérêt que suscitent l’univers du café et l’atmosphère obscure et pluvieuse chez le narrateur s’explique par le fait qu’il soit lui-même désœuvré. L’atmosphère décrite au début de la nouvelle est une projection de soi. Elle reçoit cette projection de sa douleur intérieure, elle délivre celui qui souffre au-dedans de lui-même. Mieux encore, en apparaissant comme projection de l’être profond du narrateur, elle lui prête toute sa substance vivante, elle devient pour ainsi dire le garant de sa présence dans le café. À travers les chambardements de l’atmosphère qui lui rappellent les siens, le narrateur saisit la réalité, retrouve sa permanence, s’assure de son destin. Et pourquoi le dernier paragraphe de la nouvelle qui évoque une atmosphère sombre trahit un secret bonheur : celui d’une conscience trouvée ou retrouvée.

3. Le café comme espace politique

À travers les nouvelles «  Au Café » et «  Le Compagnon », Mohammed Dib montre une façade du café maure qui n’a jamais été abordée en littérature jusque là, à savoir, sa fonction politique. Ce lieu est présenté dans ces nouvelles comme un espace qui a permis «  la nationalisation du lien social24 » pour reprendre l’expression d’Omar Carlier. Dans la première nouvelle, c’est le deuxième protagoniste, en parfait tribun, qui utilise le café pour raconter son expérience provoquant un ébranlement dans l’esprit de son interlocuteur qui semble se complaire dans le dégoût. Car il lui a fait comprendre que l’injustice réveille l’esprit. Ce meurtrier involontaire, «  moins coupable que victime de la faim, du désœuvrement et d’un terrible ennui25 », s’est rendu compte que le mal n’était pas en lui, mais dans la société coloniale :

«  Le principal n’est pas en toi, ni dans ta mauvaise pensée : “Je vais voler”, mais dans le monde qui fait de toi un chacal glapissant. Car ce n’est pas toi qui es pourri, c’est le monde. Il est comme un abcès qui n’arrive pas à crever. » (AC, p. 32)

Et dans la deuxième nouvelle, c’est le personnage de Zoubir qui traduit les malheurs de la colonisation à travers l’histoire malheureuse de son père qui avait durement travaillé pour survivre et gagner de quoi assurer une subsistance à ses enfants :

«  Il y a tout de même de telles misères dans ce pays qu’on ne sait comment en parler. On s’en rend compte surtout lorsqu’on revient, comme moi, d’un endroit où tout le monde travaille, gagne de l’argent, vit son content. » (LC, p. 121).

Ce propos de Zoubir constitue un prélude pour expliquer la situation de l’Algérie et du peuple algérien qui a décidé de secouer le joug colonial. Ce discours d’ailleurs a poussé Djeha à comprendre le changement qui était en train de se faire au sein de la société algérienne :

«  Moi, de même, je me souviens d’une existence avare et terrible. On s’y ennuyait, une lassitude qui étreignait l’âme en émanait comme une brume somnolente. On s’ennuyait tellement qu’on se sentait étouffer : c’était une coulée de plomb qui vous remplissait la poitrine. Quand j’évoque ce passé encore proche, j’ai peine à croire que tout était vraiment ainsi. L’homme, c’est sûr, était enveloppé dans un linceul d’ignorance et de crainte. Il marchait la tête basse  ; plein de timidité, il n’osait se montrer au monde. Mais aujourd’hui  ? Aujourd’hui, voyez comme il a appris à se respecter, à refuser l’humiliation. Nous avons soulevé l’écharpe de deuil qui pesait sur nos cœurs. Dieu nous donne longue vie, aux uns et aux autres, et nous verrons des jours meilleurs. » (LC, p. 127).

La prise de conscience de Djeha de la nécessité de déchirer le linceul d’infamie dans lequel est enveloppé le peuple algérien est exprimée ici par le passage du «  Je » individuel au «  Nous » collectif. Djeha rejoint ainsi le mouvement de tout un peuple, et voire son combat.

Dans la nouvelle «  Au café », le discours politique porte sur les conséquences terribles de la colonisation. Il s’agit du chômage et de la faim, deux thèmes assez récurrents dans les premiers romans de Mohammed Dib. Le personnage principal de cette nouvelle se réfugie, comme nous l’avons déjà signalé, dans le café non pas par plaisir, mais pour oublier ses déboires quotidiens et échapper à la pression de ses enfants qui souffrent de la faim26, comme Omar dans La Grande Maison ou dans la nouvelle «  L’Attente ».

C’est la faim qui pousse également le deuxième protagoniste dans la même nouvelle à commettre le crime. Mohammed Dib donne deux explications dans ses nouvelles des raisons de cette faim qui touche l’écrasante majorité du peuple algérien à l’époque : le déracinement des paysans et le chômage qui touche pratiquement toute la population en âge de travailler. Ses explications émanent d’un constat effectif de la réalité algérienne de l’époque27. Mais contrairement aux romans qui composent la trilogie/Algérie où la responsabilité de cette situation est clairement énoncée à travers toutes les discussions des paysans et des personnages principaux qui parlent de l’avidité des colons, dans les nouvelles du recueil Au café, le colon n’est pas désigné directement. Il est plutôt montré sous l’angle de l’action colonisatrice.

Cette action est illustrée par exemple dans la nouvelle «  Le Compagnon » par le travail pénible du père de Zoubir :

«  -- Quand le patron, plusieurs fois par jour, reprit la jeune voix uniforme et légèrement voilée, venait chercher le café en poudre, il lançait, comme si c’était une bonne plaisanterie : «  -- Ahmed, tu es trop vieux  ; il va falloir te trouver un remplaçant  ! »
«  Au début, mon père protestait, disant qu’il ne s’était jamais mieux porté  ; par la suite, il ne répondait rien : il semblait s’être résigné au sort qui l’attendait. […] C’est vers la fin de la journée que ça devenait terrifiant. Il poussait de telles clameurs de souffrance que c’en était intolérable. Il se faisait tard alors  ; je courais appeler maman et, elle et moi, le portant sous chaque bras, nous le trainions jusqu’à la maison. » (LC, p. 125-126).

Le destin de ce pileur de café qui a consacré toute sa vie au service d’un colon pour une bouchée de pain est semblable à celui de plusieurs autres Algériens. Ce travail manuel est décrit ici comme dans la trilogie, en sens que ce travail provoque chez les ouvriers un double impact : une sclérose physique et morale. Le père de Zoubir travaille jusqu’à l’évanouissement, à l’extinction de toutes ses forces à tel point qu’il ne peut même plus rentrer chez lui.

Il faut dire que l’atmosphère du café, dans la première nouvelle, où la misère côtoie le déchirement humain traduit la confusion qui caractérise les foules nombreuses de chômeurs et de «  meurt-de-faim ». Le discours des protagonistes dans le café renvoie à la réalité que connaissent toutes les masses déshéritées sous le système colonial injuste. Mohammed Dib insiste notamment sur des détails matériels qui soulignent la vétusté et la nudité de cet espace collectif dans la première nouvelle pour mieux transcrire la dépossession en tant que phénomène colonial. Son objectif consiste à montrer également comment ce phénomène peut être le ferment de la prise de conscience et de la révolte. L’aspect réaliste qui se dégage de la description dans les nouvelles «  Au café » et «  Le compagnon » traduit une réalité sociale et politique d’un peuple profondément enraciné dans les valeurs ancestrales autres que celles imposées par la force coloniale. Il y a lieu de dire enfin que le café en tant qu’espace collectif est présenté par Dib comme un espace qui participe à «  l’autoformation » politique des masses à la conscience et à la lutte politique. Dans les deux nouvelles analysées, le discours partagé et échangé dans le café est porté par des personnages qui s’opposent les uns les autres : d’un côté, nous avons des personnages lucides, éveillés et conscients de leur situation (c’est le cas de Zoubir dans «  Le Compagnon » et du deuxième protagoniste, l’ancien prisonnier, dans «  Au Café »)  ; et de l’autre côté, nous avons des personnages indifférents et fatalistes (c’est le cas du premier protagoniste dans «  Au café » et de Djeha dans «  Le compagnon »). À travers donc le café, Mohammed Dib montre et expose la mutation qui est en train de se faire dans l’esprit des Algériens. Il traduit ainsi ce passage de l’aliénation coloniale à la prise de conscience nationale.

Cette même thématique sera abordée plus tard par Mazouz Ould Abderrahmane dans son unique roman Le Café Maure28. Cet auteur a choisi comme Mohammed Dib le café comme microcosme de la société algérienne pour montrer les contradictions qui caractérisaient les Algériens quand il s’agissait de se positionner vis-à-vis de l’occupant. Les événements de ce roman se déroulent à la veille du déclenchement de la lutte de libération nationale dans un café situé dans le quartier de Tijditt à Mostaganem. Refuge de chômeurs, le café maure ici prend exactement la même configuration que Dib avait adoptée dans sa nouvelle. En effet, dans cet espace austère qui regroupe «  les oubliés et les sacrifiés » du système colonial, «  les discussions étaient d’ordre politique  ; la question nationale les préoccupait au plus haut point, puis venaient l’économie, le social, l’ignorance et le laisser-aller de tout un peuple29. »

Cette représentation du café, on la retrouve aussi dans la littérature égyptienne à partir des années 1960. Les spécialistes de cette littérature considèrent que le café constitue dans certaines œuvres une véritable «  ville dans la ville ». Hocine Hamouda qui a consacré une étude à cette littérature a constaté que «  le café est un centre qui porte et supporte l’édifice romanesque30. » Selon lui, le café :

«  permet de réunir des personnages différents qui se connaissent, qui peuvent partager certaines choses […] Le café n’est pas seulement un espace de rencontre qui permet de réunir des personnages ni une petite société, c’est aussi un espace où le temps n’est pas capitalisé. C’est un espace qui permet aussi des changements et qui influe sur le déroulement des événements […] Plus qu’un espace le café pourrait prendre les fonctions d’un actant31. »

Cette configuration du café en tant que microcosme d’une ville ou d’une société initié par Mohammed Dib connaitra une évolution plus tard dans les années 1970 notamment en Égypte. En effet, dans certains romans des auteurs égyptiens, «  les cafés entrent dans la composition du tissu narratif, par un transfert de l’expérience vécue à sa refiguration artistique32. » L’exemple le plus éloquent à cet égard, est le cas Naguib Mahfouz qui, dans son roman Karnak café, fait de cet établissement un microcosme d’un pays qui se cherche. Ainsi, tout comme Mohammed Dib, avant lui, qui a réussi à traduire la détresse d’un peuple et d’une nation sous la domination coloniale à travers une figuration toute particulière du café maure, Mahfouz lui, «  donne à l’espace du café une autre dimension : celle de faire coïncider dans un café plusieurs générations33 » dont les discussions retracent en filigrane l’histoire contemporaine de l’Égypte34.

Toutefois, dans le cas de Mohammed Dib, l’espace du café joue un rôle d’actant dans l’histoire. Il incarne ainsi une situation précise révélatrice d’un jugement acerbe sur l’occupation coloniale. Donc, sa configuration révèle un point de vue de l’auteur sur cette situation. C’est pourquoi nous pouvons dire enfin, avec beaucoup de précautions, que Mohammed Dib serait influencé par le dramaturge vénitien, célèbre en Italie au XVIII ͤ siècle, Goldoni35qui a représenté une pièce sous le titre Le Café36. En effet, la démarche de Dib dans sa représentation du café dans ses textes serait semblable à celle de Goldoni qui a choisi de représenter dans Le Café non pas comme «  une histoire, une passion, un caractère », mais une ambiance, un milieu. Dans un cas comme dans l’autre, ce sont moins les personnages qui sont mis en valeur, que les rapports qu’ils entretiennent et qu’ils établissent entre eux dans le café. Ce lieu collectif est choisi par ces deux auteurs pour mieux cerner non pas les traits psychologiques et moraux des personnages, mais «  leur raison sociale et professionnelle37. »

Partant du fait que le café constitue l’un des centres actifs de la vie publique vénitienne, Goldoni a choisi cet espace pour représenter le système de relations qui existent entre les différentes catégories sociales dans ce lieu de rencontre idéal, considéré à la fois comme centre d’attraction et centre d’observation. Les personnages sont sélectionnés alors en fonction de leur appartenance sociale. Norbert Jonard a souligné à ce propos dans sa présentation de la pièce que : «  toutes les classes sont représentées : la noblesse, la bourgeoisie marchande, le petit monde des boutiquiers, le peuple. Il ne manque même pas les représentants de cette société interlope d’aventuriers qui faisaient florès à l’époque38. »

Mohammed Dib, lui, a mis l’accent dans le choix de ses personnages sur également leur situation sociale. Cette option est dictée par la réalité algérienne sous domination coloniale. Ce sont donc les couches les plus défavorisées et les plus touchées par l’injustice coloniale, la majorité du peuple algérien, qui sont décrites dans les cafés : les chômeurs, les sans-abris (les déracinés), les petits ouvriers, les journaliers… Toutefois, le café dans les nouvelles de Mohammed Dib est présenté comme un espace assez particulier dans la mesure où les différences de classes y disparaissent. Il s’agit là d’une particularité assez propre aux cafés algériens durant la période coloniale. Cette particularité est observée et relevée avec stupéfaction par Henri de Montherlant dans les cafés de Tlemcen, la ville natale de Mohammed Dib :

«  Au café de Tlemcen, les tlemçanis raffinés et leurs coreligionnaires en loques communiaient dans la même émotion, aussi étroitement qu’ils étaient rapprochés à la même table ou sur le même banc. À l’hôtel Alphonse XIII, cette aristocratie du sang et de l’esprit, quand elle vibrait à la voix d’un gamin crasseux et sauvage, n’avait pas la sensation qu’elle pénétrait dans un monde insolite  ; dont la nouveauté et l’étrangeté faisaient le charme. Elle ne contemplait pas le peuple de haut, ni seulement du dehors. Elle ne “se penchait pas sur lui39

Ce qui est frappant, en somme, c’est la similitude qui existe entre la configuration adoptée par Dib dans la mise en scène du café, et celle de Goldoni. En effet, l’espace du café chez les deux écrivains est à la fois ouvert et clos. Il est ouvert en ce sens qu’il s’agit d’un lieu de passage et de rencontre. Il est clos dans la mesure où l’ambiance qui y règne tend à “reformer un univers refermé sur lui-même, un microcosme dont les habitants vivent une vie collective, et où se répercutent les actions collectives40

1 Toutes nos références renvoient à Mohammed Dib, Au Café, Gallimard, Paris, 1955.

2 Dominique Maingueneau, Le Contexte de l’œuvre littéraire/ énonciation, écrivain, société, Paris, Dunod. 1993, p. 33.

3 Youcef Lates, « Du Café maure au " café des sports", in Générations engagées & mouvements nationaux : le XXème siècle au Maghreb, ouvrage coo

4 Dans un dossier consacré aux hauts de la révolution, Le Magazine Memoria évoque pas moins de quatre cafés maures à Alger ayant servi de lieux de

5 Jacques Taïb, « Cafés chantants », in L’Avenir de Souk-Ahras, du 31 juillet 1932.

6 Barkahoum FERHATI, « La danseuse prostituée dite "Ouled Naïl", entre mythe et réalité (1830-1962). Des rapports sociaux et des pratiques concrètes.

7 Ibid.

8 Selon l’historien Omar Carelier, la littérature et le cinéma ont fait du café un lieu « mythique » enjambant la solution de continuité coloniale. « 

9 .Omar Carlier, « Le café maure … », op. cit. p. 988

10 .Mohammed Harbi, Une Vie debout, Mémoires politiques, 1945-1962, Tome 1, éd. Casbah, Alger, 2001, p. 70

11 . D’après Omar Carelier, la tradition de consommer le thé dans les cafés nous vient du Maroc. In « Le Café Maure… », op. cit. pp. 976-977

12 . Principalement, le café maure était considéré, dans l’imaginaire maghrébin au même titre d’ailleurs que les marchés populaires et les bains

13 . Le sacrifice, d’après l’Encyclopaedia Universalis, est toujours plus qu’un échange, car l’objet offert est détruit.

14 . Edward W. Saïd, L’Orientalisme, L’Orient créé par l’Occident, nouvelle édition augmentée, traduit de l’américain par Catherine Malamoud, éditions

15 André Gide, Amyntas, folio/Gallimard, 1925, Paris, p. 07.

16 Ibid. p. 15.

17 Camus Albert, L’Envers et l’endroit, Idées/ Gallimard, Paris, 1958, p. 57

18 Ibid. p. 71

19 Kateb Yacine, Nedjma, Le Seuil, Paris, 1956, pp. 11-12

20 Kateb Yacine, Nedjma, Le Seuil, Paris, 1956, p. 82

21 Ibid.

22 Mohammed Dib ici a repris un procédé devenu presque un stéréotype assez utilisé par les écrivains. D’après Youcef Lates, « selon plusieurs

23 Daniel Bergez, Littérature et peinture, Armand Colin, Paris, 2006, p. 106.

24 Omar Carlier a montré que l’évolution du café durant la première moitié du XXe siècle était indissociable de celle du mouvement national. Omar

25 Jacqueline Arnaud, La littérature maghrébine de langue française, Origines et perspectives, Tome I, Publisud, Paris, 1986, p. 190.

26 On doit rappeler que durant toute la période de la colonisation, le peuple algérien fut soumis à la famine. Plusieurs témoignages évoquent cette

27 D’après des études de 1955, le chômage était endémique dans les campagnes, et massif en ville. Les estimations du gouvernement général d’alors

28 Mazouz Ould Abderrahmane, Le Café Maure (2013 triptyque éd.), Alger, éditions SEDIA, 2014.

29 Ibid. p. 17.

30 Hocine Hamouda, Le roman et la ville/ Études des écrivains égyptiens des années 1960, Le Caire, L’Instance Générale des Palais de la culture, 2000

31 Ibid. p. 147.

32 Marc Kober, « Le Territoire littéraire égyptien », in Littératures africaines et territoires, Albert Christine, Abomo-Maurin Rose-Marie, Garnier

33 Jalila Hadjji, Introduction au Nouveau Roman/ Alain Robbe Grillet et Naguib Mahfouz, Saint Denis, éd. Publibook, 2016, p. 105.

34 Selon Jalila Hadjji, « dans Al-Karnak, l’action se passe durant une courte période allant de la veille de la défaite de 1967 à son lendemain

35 Goldoni, Le Café suivi Les Amoureux, présentation et traduction par Norbert Jonard, Garnier Flammarion, Paris, 2001.

36 Composé au mois d’avril 1750 à Mantoue où il fut représenté pour la première fois, Le Café fut ensuite applaudi à Venise pendant douze soirs de

37 Norbert Jonard, « présentation » Le Café, op.cit. p. 15.

38 Norbert Jonard, op.cit. p. 16.

39 Henri De Montherlant, Service Inutile, Idées, Gallimard, Paris, 1963, p. 58.

40 J. Joly, Le désir et l’utopie, Étude sur le théâtre d’Alfieri et de Goldoni, Clermont-Ferrand, publication de la faculté des lettres, 1978, p. 171.

Mohammed Dib, Au Café, Gallimard, Paris, 1955.

Dominique Maingueneau, Le Contexte de l’œuvre littéraire/énonciation, écrivain, société, Paris, Dunod. 1993.

Jacqueline Arnaud, La littérature maghrébine de langue française, Origines et perspectives, Tome I, Publisud, Paris, 1986.

Daniel Bergez, Littérature et peinture, Armand Colin, Paris, 2006.

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Mohammed Harbi, Une Vie debout, Mémoires politiques, 1945-1962, Tome 1, éd. Casbah, Alger, 2001.

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Youcef Lates, “Du Café maure au ‘café des sports’, in Générations engagées & mouvements nationaux : le XXe siècle au Maghreb, ouvrage coordonné par Aissa Kadri et Ouanassa Siari-Tengour, Oran, éd. CRASC, 2012, p. 269-286.

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Boualem TOUARIGT, « Les hauts lieux sacrés de la révolution/Préparation du 1er novembre 1954 » in Memoria.dz du 17 février 2016, https://www.memoria.dz/f-v-2016/dossier/les-hauts-lieux-sacr-s-la-r-volution.

Jacques Taïb, ‘Cafés chantants’, in L’Avenir de Souk-Ahras, du 31 juillet 1932.

1 Toutes nos références renvoient à Mohammed Dib, Au Café, Gallimard, Paris, 1955.

2 Dominique Maingueneau, Le Contexte de l’œuvre littéraire/ énonciation, écrivain, société, Paris, Dunod. 1993, p. 33.

3 Youcef Lates, « Du Café maure au " café des sports", in Générations engagées & mouvements nationaux : le XXème siècle au Maghreb, ouvrage coordonné par Aissa Kadri et Ouanassa Siari-Tengour, Oran, éd. CRASC, 2012, pp. 269-286.

4 Dans un dossier consacré aux hauts de la révolution, Le Magazine Memoria évoque pas moins de quatre cafés maures à Alger ayant servi de lieux de rencontres et de préparation de la révolution : il s’agit du Café EL Kamal de Bab-El-Oued, le Café des Halles à Belcourt, et des cafés AL Arich et Bennoui à La Casbah. Cf. Boualem TOUARIGT, « Les hauts lieux sacrés de la révolution/Préparation du 1er Novembre 1954 » in Memoria.dz du 17 février 2016, https://www.memoria.dz/f-v-2016/dossier/les-hauts-lieux-sacr-s-la-r-volution.

5 Jacques Taïb, « Cafés chantants », in L’Avenir de Souk-Ahras, du 31 juillet 1932.

6 Barkahoum FERHATI, « La danseuse prostituée dite "Ouled Naïl", entre mythe et réalité (1830-1962). Des rapports sociaux et des pratiques concrètes. », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 17 | 2003, mis en ligne le 27 novembre 2006, consulté le 30 septembre 2016. URL : Erreur ! Référence de lien hypertexte non valide. ; DOI : 10.4000/clio.584.

7 Ibid.

8 Selon l’historien Omar Carelier, la littérature et le cinéma ont fait du café un lieu « mythique » enjambant la solution de continuité coloniale. « Le café maure. Sociabilité masculine et effervescence citoyenne (Algérie XVIIe-XXe) », In Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 45e année, N° 4, 1990, pp. 975-1003

9 .Omar Carlier, « Le café maure … », op. cit. p. 988

10 .Mohammed Harbi, Une Vie debout, Mémoires politiques, 1945-1962, Tome 1, éd. Casbah, Alger, 2001, p. 70

11 . D’après Omar Carelier, la tradition de consommer le thé dans les cafés nous vient du Maroc. In « Le Café Maure… », op. cit. pp. 976-977

12 . Principalement, le café maure était considéré, dans l’imaginaire maghrébin au même titre d’ailleurs que les marchés populaires et les bains maures, comme un espace de rencontre, d’échange et de discussion, donc de dialogue.

13 . Le sacrifice, d’après l’Encyclopaedia Universalis, est toujours plus qu’un échange, car l’objet offert est détruit.

14 . Edward W. Saïd, L’Orientalisme, L’Orient créé par l’Occident, nouvelle édition augmentée, traduit de l’américain par Catherine Malamoud, éditions du Seuil, Coll. La Couleur des idées, Paris, 1980, p. 219. Edward Saïd avait souligné, « à juste titre », que Gide et plusieurs autres écrivains étaient en « quête d’une sexualité d’un type différent, peut-être plus libertine et moins chargée de péché ; mais même cette quête, si elle était répétée par un nombre assez grand de personnes, pouvait devenir aussi réglée et aussi uniforme que le savoir lui-même (et c’est ce qui s’est passé) » Ibid.

15 André Gide, Amyntas, folio/Gallimard, 1925, Paris, p. 07.

16 Ibid. p. 15.

17 Camus Albert, L’Envers et l’endroit, Idées/ Gallimard, Paris, 1958, p. 57

18 Ibid. p. 71

19 Kateb Yacine, Nedjma, Le Seuil, Paris, 1956, pp. 11-12

20 Kateb Yacine, Nedjma, Le Seuil, Paris, 1956, p. 82

21 Ibid.

22 Mohammed Dib ici a repris un procédé devenu presque un stéréotype assez utilisé par les écrivains. D’après Youcef Lates, « selon plusieurs témoignages d’écrivains, l’atmosphère qui règne dans le café maure est présentée comme extrêmement grouillante et pleine d’animation. On y souligne le côté bruyant et l’aspect non hygiénique du lieu. » in « Du café maure au "café des sports" » op. cit.

23 Daniel Bergez, Littérature et peinture, Armand Colin, Paris, 2006, p. 106.

24 Omar Carlier a montré que l’évolution du café durant la première moitié du XXe siècle était indissociable de celle du mouvement national. Omar Carlier, « Café Maure… », op. cit. pp. 994-996.

25 Jacqueline Arnaud, La littérature maghrébine de langue française, Origines et perspectives, Tome I, Publisud, Paris, 1986, p. 190.

26 On doit rappeler que durant toute la période de la colonisation, le peuple algérien fut soumis à la famine. Plusieurs témoignages évoquent cette situation. C’est le cas par exemple de l’évêque de Constantine, Mgr Pinier, qui déplore en mai 1954, avec des accents qui ne sont pas sans rappeler ceux Dib dans La Grande Maison, que : « parler de la faim en Algérie […], c’est évoquer une réalité poignante. […] Drame collectif d’une population, non de quelques familles malheureuses, mais de millions de personnes que ne nourrit pas la terre qui les porte. Drame qui n’est pas momentané, comme serait une famine saisonnière, mais installée en permanence au cœur de notre économie et de notre géographie et qui ravage des générations entières de familles mal nourries, sous-alimentées, en état de grave carence vitale. » Secrétariat social d’Algérie, « La lutte des Algériens contre la faim », Journées d’étude 27 mai 1954, allocution de Mgr Pinier, p. 273, cité dans Chère Algérie, Daniel Lefeuvre, Flammarion, Paris, 2005, p. 43.

27 D’après des études de 1955, le chômage était endémique dans les campagnes, et massif en ville. Les estimations du gouvernement général d’alors parlent d’au moins 33500 chômeurs, certaines études élevant le nombre à 500 000. Au total, le chômage ou le travail épisodique constitue l’univers quotidien d’environ 1 million et demi d’Algériens, soit près d’un quart de la population en âge de travailler. Femmes et enfants compris, 5 millions de personnes ne disposaient pas, pour vivre, du minimum vital. Ces données sont fournies par Jacques Peyrega, directeur de l’Institut de recherches économiques et sociales d’Alger, doyen de la faculté de droit d’Alger, dans un article publié dans Marchés coloniaux du monde, N° 543, du 7 avril 1956.

28 Mazouz Ould Abderrahmane, Le Café Maure (2013 triptyque éd.), Alger, éditions SEDIA, 2014.

29 Ibid. p. 17.

30 Hocine Hamouda, Le roman et la ville/ Études des écrivains égyptiens des années 1960, Le Caire, L’Instance Générale des Palais de la culture, 2000, p. 147 pour l’édition en arabe. Nous signalons que ce livre n’est pas disponible en langue française. Les citations que nous proposons ici sont traduites par nos soins.

31 Ibid. p. 147.

32 Marc Kober, « Le Territoire littéraire égyptien », in Littératures africaines et territoires, Albert Christine, Abomo-Maurin Rose-Marie, Garnier Xavier et Prinitz Gisèle (sous la direction de), Paris, éd. Karthala, 2011, pp. 79-90.

33 Jalila Hadjji, Introduction au Nouveau Roman/ Alain Robbe Grillet et Naguib Mahfouz, Saint Denis, éd. Publibook, 2016, p. 105.

34 Selon Jalila Hadjji, « dans Al-Karnak, l’action se passe durant une courte période allant de la veille de la défaite de 1967 à son lendemain immédiat. La clientèle du café comprend trois générations, celle d’avant la révolution de 1952 est composée de vieillards quelque peu nostalgiques qui pensent que le passé monarchique n’était pas aussi mauvais. Une génération plus jeune croit en la révolution et la sert activement non sans s’interroger sur le sens de certaines de ses activités. La toute nouvelle génération enfin se montre sceptique quant à la politique nationale et songe à l’arabité comme alternative souhaitable aux interrogations sur l’identité égyptienne. » Ibid. p. 105.

35 Goldoni, Le Café suivi Les Amoureux, présentation et traduction par Norbert Jonard, Garnier Flammarion, Paris, 2001.

36 Composé au mois d’avril 1750 à Mantoue où il fut représenté pour la première fois, Le Café fut ensuite applaudi à Venise pendant douze soirs de suite au théâtre Sant’ Angelo.

37 Norbert Jonard, « présentation » Le Café, op.cit. p. 15.

38 Norbert Jonard, op.cit. p. 16.

39 Henri De Montherlant, Service Inutile, Idées, Gallimard, Paris, 1963, p. 58.

40 J. Joly, Le désir et l’utopie, Étude sur le théâtre d’Alfieri et de Goldoni, Clermont-Ferrand, publication de la faculté des lettres, 1978, p. 171. Cité par Norbert Jonard dans sa présentation de Le Café de Goldoni, op. cit. p. 16.

Arab Hacène

Université Alger 2

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