La diversité linguistique de la Russie : une gestion complexe
L’objectif de cette contribution est de proposer une réflexion sur la situation sociolinguistique des langues finno-ougriennes en Fédération de Russie. Elles sont aujourd’hui dans ce pays multilingue et multiculturel en situation de langues minoritaires de par leur statut, souvent minorées y compris par leurs propres locuteurs1, et surtout en danger d’assimilation face au russe, langue majoritaire.
Cette réflexion se voudra suffisamment générale dans ses conclusions pour esquisser une typologie de la situation sociolinguistique des langues finno-ougriennes de Russie. Quelle politique linguistique est actuellement en vigueur pour les minorités en Russie, et quelles en sont les perspectives pour l’avenir ? Comment expliquer la situation particulièrement difficile des langues ouraliennes (aussi bien finno-ougriennes que samoyèdes), malgré un poids démographique important pour certaines d’entre elles et l’héritage d’un aménagement linguistique volontariste mis en place durant l’époque soviétique ? Quel avenir peut-on pronostiquer pour les langues sans statut ? A l’aménagement linguistique technocratique, « de par en haut », s’est-il substitué un aménagement linguistique « de par en bas » ? Les réponses à ces questions nous permettront d’identifier, derrière les dispositifs externes, les contradictions internes des situations d’aménagement linguistique susceptibles de révéler les phénomènes de minoration réelle qui touchent les peuples ouraliens en Russie aujourd’hui, mais qui sont riches d’enseignements pour d’autres minorités en Europe et au-delà.
La Fédération de Russie est un immense archipel continental qui s’étend de l’Europe orientale jusqu’à l’océan Pacifique, en longeant les steppes du Kazakhstan et de la Mongolie au sud et en baignant dans l’océan Arctique au nord. Elle est peuplée par un grand nombre de populations diverses2, parmi lesquelles on trouve d’importants groupes autochtones d’origine non slave, répartis sur le territoire de façon inégale, réunis à l’issue de conquêtes historiques ou de guerres, parfois même de répressions ou de déplacements massifs de populations. Ainsi, ce vaste territoire abrite-t-il de nombreuses langues autres que le russe, appartenant aux familles aussi diverses que les familles indo-européenne, altaïque, ouralienne, tchouktche-kamtchadale, nakh-daguestanienne, etc. La gestion linguistique de cet espace immense nécessitait dans le passé, et nécessite encore aujourd’hui, un savoir-faire et beaucoup de pragmatisme, et la Russie, tout comme l’URSS autrefois – il faut l’avouer – n’est pas dans ce domaine le pire des élèves. Le soutien aux langues et cultures locales de l’époque de Lénine a eu des conséquences réelles sur la situation des langues minoritaires : l’illettrisme a été dans une large mesure vaincu, la scolarisation s’est étendue, la presse et les publications en langues minoritaires se sont développées, les standardisations pour beaucoup de langues ont été lancées, ce qui représente un effort considérable, que beaucoup de langues minoritaires d’Europe occidentale n’ont pas connu. Certes, parfois plusieurs standardisations ont été proposées pour ce qui aurait pu être un même ensemble linguistique. Dans le domaine ouralien, qui nous intéresse ici, les exemples en sont nombreux, à commencer par les langues permiennes. Les langues komis (komi-zyriène et komi permiak) et l’oudmourt, ont été standardisées et grammatisées dans le cadre de la planification linguistique soviétique, de façon séparée ; ce fut également le cas avec les langues samoyèdes : le nénets des forêts et le nénets de la toundra (Djordjević, 2005). Cela s’explique, entre autres raisons, par la volonté d’éviter les grands regroupements fondés sur des considérations linguistiques qui auraient pu être menaçants pour l’État central, et dans le cas qui nous intéresse ici, également par la volonté d’empêcher le développement du panfennisme. Rappelons que certains des plus grands intellectuels et linguistes de l’époque (Vasil’ev, Mendiarov et Muhin, par exemple, chez les Maris) ont été arrêtés et accusés d’œuvrer à une unification des peuples finno-ougriens à finalité séparatiste face à l’URSS (Сануков, 2000). Même si des avancées sur le plan de la gestion nationale et linguistique ne doivent pas être sous-estimées, sur le plan historique, la période post-révolutionnaire est chargée de contradictions, et ces avancées ont souvent été suivies par des répressions comme celles que nous venons de citer.
Néanmoins, encore aujourd’hui de nombreux mythes persistent sur cette période, même s’ils ont été très souvent démentis par la réalité. Analysant les prises de position de N. Gorbatchev au moment de la Perestroïka, H. Carrère d’Encausse s’interroge sur l’adhésion des hommes politiques, même parmi les plus éclairés, à l’idée selon laquelle l’intégration des différents peuples dans cet État immense illustre « ce que Lénine est réellement parvenu à construire d’original et de durable », et l’idée que c’est précisément là « qu’il faut voir la partie saine de l’héritage et du dur cheminement soviétique » (Carrère d’Encausse, 1990 : 22). Entre le mythe et la réalité, il y a des écarts importants, même si le degré d’adhésion au projet soviétique n’était pas négligeable et c’est bien cette adhésion qui a souvent guidé les différents projets culturels et éducatifs, ou ceux liés à la politique linguistique. La gestion des langues et des aspirations culturelles par le pouvoir impliquait également, on s’en doute, une forte dose d’autoritarisme : il s’agissait de ne concéder guère plus qu’une autonomie culturelle, car sur le plan idéologique, l’unité restait de rigueur. Ne disait-on pas que la culture devait être nationale par sa forme, et socialiste par son contenu ? H. Carrère d’Encausse résumé ainsi cette période :
« Pas de nationalisme étroit, mais des fidélités nationales qui trouvent leur place dans un socialisme unificateur qui donne sa cohésion à la société globale » (Carrère d’Encausse, 1990 : 23).
Sur le plan linguistique, même si la russification n’était pas l’objectif final ouvertement affiché par tous les pouvoirs en place, en tout cas pas dans les premiers temps, elle s’est bel et bien produite, à des degrés divers, touchant certaines populations plus que d’autres, et conduisant certaines langues au bord de la disparition. Par ailleurs, pour comprendre les particularités de l’aménagement linguistique soviétique autrefois et russe aujourd’hui, fonctionnant « à paliers »3, il faut être en mesure de saisir toutes les subtilités de l’organisation administrative de ce/ces espace (s). En effet, l’organisation administrative russe est très complexe, et à cette intrication des niveaux de décision s’ajoute le fait que le système administratif a lui-même été maintes fois modifié dans ses structures. Entre les républiques concédées puis supprimées ou réorganisées4, les autonomies conférées puis retirées5, les okrougs transformés en kraïs6, on s’y perd facilement. Quoi qu’il en soit, plusieurs dizaines de nationalités avaient toujours eu une sorte d’existence administrative7. Ces entités administratives avaient la possibilité de fonctionner également dans d’autres langues que dans cette langue de communication transnationale qu’était le russe, et le faisaient avec plus ou moins de succès.
Au risque de simplifier, et afin de résumer les principales tendances sociolinguistiques du XXe et du début du XXIe siècle, on peut dire qu’à la période d’ouverture vis-à-vis des minorités, qui correspondait aussi à la période d’alphabétisation massive et de standardisations multiples dans les années 1920, va succéder une période moins avantageuse pour les populations minoritaires : leurs langues vont continuer à se développer, certes de préférence en cyrillique8, mais le russe sera imposé peu à peu, plus ou moins officiellement, comme une langue nécessaire pour la réussite sociale. Et cela ne va plus jamais s’arrêter. Les langues ouraliennes, et plus particulièrement les langues finno-ougriennes, nous semblent être un bon exemple qui permet de saisir tous les paradoxes de la gestion de la diversité linguistique soviétique autrefois, puis russe aujourd’hui. C’est ce que nous nous efforcerons de montrer dans la section suivante.
Les langues finno-ougriennes de Russie aujourd’hui : entre attrition et résilience
La famille des langues ouraliennes comporte deux sous-familles : celle des langues finno-ougriennes et celle des langues samoyèdes. Les peuples samoyèdes vivent en Sibérie occidentale, et leurs langues se répartissent entre le groupe du nord, avec les langues énets, nénets, nganassan, et le groupe du sud, avec le selkoup et ses variétés. Les peuples finno-ougriens de la Russie, quant à eux, sont dispersés dans deux zones principales : ceux de la Volga (Maris et Mordves) sont séparés de ceux de l’Oural et du bassin de l’Ob (peuples permiens et ougriens). À cause de l’avancée des populations slaves, ils se sont trouvés éloignés et isolés des peuples finno-ougriens de l’ouest, restés, eux, au bord de la Baltique (groupe fennique) et dans le nord scandinave (Sames). Les langues finno-ougriennes peuvent être divisées en trois groupes : le groupe volgo-permien (langues permiennes : komi et oudmourt, langues volgaïques : mari et mordve, dans leur diversité dialectale), le groupe magyaro-obougrien (hongrois et les langues obougriennes : hanti et mansi) et le groupe fenno-same (langues same et langues fenniques : finnois, estonien, carélien, vepse, vote, live). Toutes ces langues ouraliennes – à l’exception du finnois, de l’estonien et du hongrois9 –, sont parlées en Fédération de Russie, où elles se portent aujourd’hui plus ou moins… mal. Ce jugement est confirmé par l’UNESCO, qui dans son Atlas des langues en danger dans le monde (Moseley éd., 2010), classe toutes les langues ouraliennes encore en usage dans trois catégories : « langues en situation critique », « langues sérieusement en danger » et « langues en danger » :
Atlas des langues en danger dans le monde
Catégorie |
Langues |
en situation critique |
selkoup central et méridional, mansi oriental, énets de la forêt et de la toundra et vote |
sérieusement en danger |
nénets de la forêt, ingrien, carélien de Tikhvin (région de Saint-Pétersbourg), same de Kildin (péninsule de Kola), lude, nganassan, mansi du nord, selkoup du nord, vepse, mari occidental et komi-yazva (région de Perm) |
en danger |
hanti oriental, mari oriental, erzya, carélien de Carélie, carélien de Tver, mokša, komi, same du nord, hanti du nord, komi-permiak, nénets de la toundra, oudmourt et võru-setu |
Dans la dernière version de l’Atlas, certaines variétés sont déjà indiquées comme « éteintes » : same de Akkala, carélien de Valday, hanti méridional, mansi du sud, mansi occidental. Aucune des langues ouraliennes n’est classée dans la catégorie « vulnérable », considérée comme la moins préoccupante dans cette typologie de « vulnérabilité » proposée par l’UNESCO, même si une langue vulnérable est également une langue qui risque de se trouver en difficulté dans un avenir proche. Il est également à souligner que si toutes les langues ouraliennes de Russie, sans exception, ont trouvé leur place dans ce recueil des langues en danger, c’est qu’aucune d’entre elles ne peut être considérée comme étant « en bonne santé ». Par ailleurs, on voit que certaines variétés résistent mieux que d’autres (selkoup du nord vs selkoup central et méridional, mari oriental vs mari occidental, nénets de la toundra vs nénets de la forêt). Mais là aussi, cette résistance est relative, tant les distances entre ces catégories de vulnérabilité sont faibles.
La situation sociolinguistique des langues ouraliennes de Russie, jugée déjà préoccupante dans les années 1990 du siècle passé, a justifié que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe demande un rapport sur cette question en 1998. Celui-ci a été établi par la « Commission de la culture et de l’éducation » et présenté par T. Isohookana-Asunmaa. La rapporteuse se dit particulièrement préoccupée par la situation de quelque 3,3 millions de personnes parlant des langues ouraliennes en Russie (sur un total de 23 millions au monde). La situation est aussi difficile pour ceux qui ont bénéficié, dans le découpage administratif soviétique et russe, des républiques éponymes, comme les Mordves, les Maris, les Oudmourtes, les Caréliens et les Komis, que pour ceux qui n’ont eu que des districts autonomes (Hantis et Mansis, et Komi-Permiaks10, ainsi que les peuples samoyèdes, comme les Nénets). La langue maternelle est enseignée – lorsqu’elle est enseignée –, essentiellement dans le primaire, et ceci surtout à la campagne, et reste écartée de la modernité, notamment des moyens modernes de la communication (Cultures minoritaires ouraliques en danger, 1998). La rapporteuse distingue à son tour entre quatre groupes, dont le premier se situe naturellement hors de notre domaine d’étude, sans rentrer dans les détails de la diversité interne de chacun de ces ensembles linguistiques :
Cultures minoritaires ouraliques en danger, 1998
Catégorie |
Langues |
langues qui ne sont pas menacées |
hongrois, finnois, estonien |
langues qui pourraient être menacées |
mordve, mari, komi, oudmourt |
langues en danger de disparition |
hanti, mansi, nénets, carélien, vepse |
langues proches de l’extinction |
live, vote, ingrien, la plupart des langues samoyèdes et same11 |
Cette démarche du Conseil de l’Europe s’inscrit dans une politique interventionniste :
« Les minorités ouraliennes de Russie ne militent pas pour un changement politique, mais ont besoin que les pouvoirs publics les aident à sauver leurs langues et leurs cultures, qui risquent de disparaître si des organisations telles que le Conseil de l’Europe n’interviennent pas » (Cultures minoritaires ouraliques en danger, 1998).
La démarche est utile, certes, mais très insuffisante. Le développement des langues ouraliennes de la Fédération de Russie, qui sont dans une situation précaire, et la résolution de leurs principaux problèmes, dépendront davantage des principales tendances du développement de la société multinationale russe, que d’une solution proposée de l’extérieur.
Parmi les raisons qui peuvent expliquer cet état de fait, outre les causes économiques et le manque de moyens alloués à la politique linguistique, on trouve l’abandon des langues par leurs propres locuteurs, persuadés, d’une part, que le monolinguisme russe augmenterait leurs chances de réussite sociale et, d’autre part, parce que, malgré les efforts en faveur du maintien des langues minoritaires, le russe est une langue plus que largement dominante, écrasante même, en Fédération de Russie. Un autre problème que rencontrent les peuples ouraliens est le fait qu’ils sont pratiquement partout minoritaires sur le territoire qu’on leur a octroyé. Cette remarque vaut aussi bien pour ceux qui bénéficient d’une république (ex. Caréliens – moins de 10 %, Mordves – autour de 40 %), que pour ceux qui se sont vus attribuer un district autonome (ex. Nénets – à peine plus de 5 %, ou les Hantis et les Mansi – moins de 2 %). La seule exception notable se trouve dans l’okroug des Komis-Permiaks (59 % de Komis, 38 % de Russes). Comme nous l’avons souligné plus haut, peu d’entre eux utilisent au quotidien, dans toutes les situations de la vie courante, la langue maternelle, et s’expriment, pour la plupart, en russe, langue qu’ils maîtrisent parfaitement, souvent bien mieux que la langue maternelle. Les données des deux derniers recensements montrent la maîtrise de la langue russe par la quasi-totalité de la population d’origine finno-ougrienne12 :
Population |
Population, 2002 |
Maîtrisent le russe |
Population, 2010 |
Maîtrisent le russe, 2010 |
Vepses |
8 240 |
8 235 |
5 936 |
5 920 |
Votes |
73 |
71 |
64 |
64 |
Ingriens |
327 |
323 |
266 |
266 |
Caréliens |
93 344 |
93 184 |
60 815 |
60 738 |
Komi |
309 013 |
303 396 |
234 665 |
231 863 |
Komi-Permiaks |
125 235 |
123 121 |
94 456 |
93 531 |
Mansis |
11 432 |
11 332 |
12 269 |
12 251 |
Maris |
678 932 |
659 517 |
571 382 |
561 782 |
Mordves |
987 321 |
969 589 |
806 012 |
802 231 |
Same |
1 991 |
1 988 |
1 771 |
1 769 |
Oudmourts |
636 906 |
625 298 |
552 299 |
546 044 |
Hantis |
28 678 |
27 900 |
30 943 |
30 401 |
Il faut bien entendu avoir à l’esprit que nous sommes face ici à des données déclaratives. Il est donc impossible de savoir à quoi correspond exactement le très léger écart entre le nombre de membres de chaque groupe et le nombre de ceux qui déclarent maîtriser le russe, tant il nous est difficile d’imaginer aujourd’hui, en Russie, l’existence de personnes issues de minorités, qui seraient uniquement monolingues et qui ne maîtriseraient pas la langue principale du pays.
Toujours selon les données des deux derniers recensements publiés13 – et avec les mêmes réserves au sujet de chiffres correspondant à ce que les gens ont répondu, et non pas à des usages réels effectivement observés –, le nombre de locuteurs des langues finno-ougriennes en Fédération de Russie se présente ainsi :
Langue |
Nbre de locuteurs : 2002 |
Nbre de locuteurs : 2010 |
Vepse |
5 753 |
3 613 |
Vote |
77414 |
68 |
Ingrien |
362 |
123 |
Carélien |
52 880 |
25 605 |
Komi |
217 316 |
156 099 |
Komi-Permiak |
94 328 |
63 106 |
Mansi |
2 746 |
938 |
Mari |
487 855 |
388 378 |
Mordves |
614 260 |
431 692 |
Same |
787 |
353 |
Oudmourts |
463 837 |
324 338 |
Hantis |
13 568 |
9 584 |
On observe une baisse significative dans la maîtrise de la langue maternelle en l’espace d’une décennie, qui pour certaines langues va presque du simple au double (carélien, same), parfois la langue a perdu entre un quart et un tiers de ses locuteurs (vepse, ingrien, komi, komi permiak, mari, mordve, oudmourt, hanti), parfois même deux tiers (mansi). À la lumière de ces données, et compte tenu du fait que les populations sont minoritaires sur les territoires qu’elles habitent, en position de diglossie par rapport à la langue russe, bien avancées sur le plan de l’assimilation, on peut imaginer sans difficulté le rapport de forces entre le russe et les langues finno-ougriennes en Russie d’aujourd’hui. Nous avons pu l’observer lors de nos séjours de terrain en République de Mordovie (2003 et 2004) et en République de Carélie (2013)15. Il nous semble que la Mordovie, cette république autonome de la Fédération de Russie, située dans le bassin de la Volga, pourrait constituer un observatoire privilégié de la situation des langues finno-ougriennes aujourd’hui. Les Mordves représentent la troisième population fennique, après les Finnois et les Estoniens, et la principale population finno-ougrienne en Russie, sur le plan démographique. Malgré cela, les langues mordves, erzya et mokša, sont aujourd’hui en Mordovie, en recul constant devant le prestige et la fonctionnalité du russe. Lors de nos séjours de terrain, nous avons eu l’occasion d’observer, dans tous les domaines de la vie publique, les conditions de l’aménagement linguistique actuel. Comme partout ailleurs dans le monde finno-ougrien, les Mordves ont bénéficié de l’intérêt pour les langues et les cultures nationales qui s’est traduit par la standardisation des deux variétés, l’entrée des langues mordves dans le système éducatif, les premières publications d’importance, etc. Mais, au fil des années, le russe gagnait de plus en plus de terrain partout, tandis que les langues minoritaires ne cessaient de reculer. À partir des années 1980, lorsque la politique de russification était à son apogée, la dégradation de l’aménagement linguistique en Mordovie a commencé. L’éclatement du pays a apporté quelques changements, notamment sur le plan juridique. Les langues mordves sont aujourd’hui égales en droit avec le russe, mais cette égalité est plutôt symbolique. Toute l’administration en Mordovie fonctionne en russe, les parents élèvent leurs enfants en russe, les médias sont essentiellement en russe, et les langues minoritaires sont enseignées de façon partielle et surtout facultative. Dix ans après ces premiers contacts avec la réalité du monde finno-ougrien en Russie, nous avons eu l’occasion d’effectuer des enquêtes de terrain en République de Carélie, au nord-ouest de la Russie. Ces enquêtes et ce séjour sur le terrain nous ont permis d’aborder une situation différente. Le carélien se trouve aujourd’hui, comme nous l’avons vu plus haut, en danger de disparition, car une relative faiblesse démographique est doublée par le fait que les Caréliens sont massivement russophones. La situation de cette langue est d’autant plus paradoxale que la politique linguistique de l’URSS à ses débuts encourageait plutôt l’alphabétisation dans les langues nationales. Mais, si chez certains autres peuples finno-ougriens, les langues standardisées dans les années 1930 ont continué leur chemin, avec plus ou moins de succès devant la russification galopante, en Carélie, ces efforts ont surtout bénéficié au finnois, avant qu’il ne s’estompe lui aussi avec le temps de la vie publique en Carélie. Aujourd’hui, la République de Carélie soutient ses langues (aussi bien le carélien, que le vepse ou encore le finnois), mais sans pour autant les officialiser, en même temps que l’inexorable assimilation se poursuit. Cependant, un certain regain d’intérêt pour les langues et les cultures autochtones a marqué le monde ouralien ces deux dernières décennies. Nous l’avons observé et étudié en particulier chez les Vepses de Carélie, qui se sont lancés dans un véritable mouvement de revitalisation de leur langue. Il s’est traduit par les publications en vepse (manuels, dictionnaires, littérature), la formation des maîtres d’école, l’enseignement, le développement des médias. Le travail qui est effectué dans ce sens par les activistes et les travailleurs culturels vepses, ainsi que l’intérêt des chercheurs sur place pour les questions sociolinguistiques, incite à un certain optimisme quant à l’avenir proche de certaines populations finno-ougriennes de Russie. À moyen et à long terme tout de même, la tendance à l’assimilation semble irréversible, d’après nos observations de terrain.
Les langues finno-ougriennes de Russie se trouvent en voie d’assimilation avérée par le russe, mais aussi, pour certaines, en situation marginale face aux langues proches (comme c’est le cas pour le vepse face au carélien ou finnois). Malgré cela, les populations qui parlent ces langues n’auront pas d’autre choix que de trouver les réponses aux questions nationales, en fonction des conditions historiques et des opportunités socio-économiques, car il en va de la survie de ces mêmes langues. Dans la situation d’extrême vulnérabilité dans laquelle la plupart d’entre elles se trouvent, cette tâche s’avère très difficile.
Cependant, toutes les langues mentionnées dans cette contribution n’ont pas atteint le même degré de précarité, et ne semblent pas courir les mêmes risques, comme le suggère le tableau suivant, dans lequel nous esquissons une typologie possible de la situation sociolinguistique actuelle de principaux peuples finno-ougriens :
Ce qui nous semble rassurant, c’est la participation récente de la société civile dans le projet de sauvegarde et de revitalisation du patrimoine finno-ougrien. C’est là peut-être que réside la chance de survie des langues finno-ougriennes, écrasées par le russe sur le plan national, marginalisées vis-à-vis des langues proches (finnois, estonien, hongrois) sur le plan international, minoritaires de fait, minorées y compris par leurs propres locuteurs. Dans la mesure où l’on s’accorde désormais à dire que les langues ne doivent pas être défendues in abstracto, au-delà des locuteurs, la participation de la société civile pour des langues comme le vepse, le carélien, le mari ou le komi, sont des indices d’un aspect des plus positifs de la défense des « langues en danger » : son potentiel d’implication dans la formulation du « contrat social », qui lie aussi bien le citoyen à l’État, que les minorités aux majorités.